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Libération
Reportage

Services publics ciblés par les violences urbaines : «Je chiale quand je vois les cendres»

Mort de Nahel, tué par un tir policier à Nanterredossier
Au lendemain de la mort de Nahel, les bâtiments publics ont été la cible de la colère. A Troyes, Sens et Wattrelos, acteurs sociaux et élus racontent le choc, mais aussi l’incompréhension quant aux motivations des auteurs des violences.
Dans la nuit du 29 juin au 30 juin, la maison de quartier des Sénardes à Troyes a été volontairement incendiée. (Livia Saavedra/Libération)
par Anne-Sophie Lechevallier et Louis Vial
publié le 13 juillet 2023 à 20h46

Une bonne semaine a passé, l’odeur n’a pas disparu. Celle de l’incendie. La directrice de la maison petite enfance du quartier des Sénardes, au sud-est de la ville de Troyes (Aube), sort de ses locaux. Ils ont été nettoyés ; les bébés reviendront dans les lieux la semaine suivante. Les élèves de l’école Marcel-Pagnol, dont plusieurs portes sont obstruées par des panneaux de bois, ont dû en investir une autre pour finir l’année scolaire. De l’autre côté de la grande place rectangulaire, il n’y a rien à sauver de la maison de quartier, transformée en brasier géant dans la nuit du jeudi 29 au 30 juin, deux jours après la mort de Nahel à Nanterre (Hauts-de-Seine). Quelques baies vitrées tiennent étrangement debout, une partie de la charpente en bois a résisté, coiffant un gigantesque enchevêtrement de métal, de tôles ondulées, de tuyaux, de bois calciné.

Il ne reste presque rien de ce long bâtiment de 600 m² inauguré en 2012 dans le cadre du programme de rénovation urbaine. De la salle multimédia et de ses six ordinateurs. De la salle polyvalente avec son grand parquet qui servait au centre de loisirs, comme aux mariages des habitants du quartier. Des bureaux de la mairie annexe, où les habitants venaient faire renouveler leurs papiers, de ceux de la Protection maternelle et infantile, où les femmes enceintes et les jeunes parents étaient suivis. Des panneaux solaires installés sur le toit qui avaient permis de faire de cet endroit l’un des premiers bâtiments publics haute qualité environnementale. Des bureaux où les deux assistantes sociales recevaient le lundi après-midi et le vendredi matin. Des livres qu’elles avaient rassemblés pour les animations estivales de «Partir en livres». Réduits en cendres aussi, les projets annoncés un mois plus tôt d’installer là une agence postale et une maison France services. Seules les machines à coudre, vestiges des ateliers de couture, sont restées intactes, alignées sur les étagères.

Amas de briques et de poutres calcinées

A environ 70 kilomètres à l’ouest, dans le quartier des Champs-plaisants à Sens (Yonne), l’odeur de l’incendie s’est dissipée. Là aussi, où vivent 5 500 habitants et où le taux de pauvreté atteint 60 %, cette même nuit, le centre social a été la cible de la colère. Pas les préfabriqués exigus, aux murs recouverts d’une fresque multicolore, où seize encadrants accueillent les habitants depuis plus d’un an, mais le chantier du prochain centre social, mitoyen à celui de la crèche. Ils devaient être tous deux livrés à la fin de cette année. Seule l’aile qui doit accueillir les bébés a été épargnée des flammes, le reste n’est plus qu’un amas de briques et de poutres calcinées.

A Wattrelos (Nord), près de Lille, c’est la nuit précédente, celle du 28 au 29 juin, au lendemain de la mort de Nahel, que le centre social de la Mousserie a flambé. Sullivan Maisonneuve, 46 ans, directeur général de l’association des centres sociaux de la ville, raconte au téléphone, entre deux réunions, la vie d’avant, quand la quinzaine de salariés prenait soin de la centaine d’habitants qui passaient chaque jour par ce lieu. De l’aide contre le décrochage au centre de loisirs, des rendez-vous avec les allocataires du RSA à l’accès au droit, de l’accompagnement à la parentalité au travail autour des seniors. Après quelques semaines passées dans d’autres locaux à cause de travaux, ils devaient le réintégrer le lundi suivant l’incendie. Tout le matériel venait d’être rapatrié.

Quartiers prioritaires

Les Champs-plaisants comme les Sénardes, à Sens et à Troyes sont classés prioritaires de la politique de la ville. La Mousserie à Wattrelos doit les rejoindre au 1er janvier. Les statistiques de l’Insee concernant ces quartiers dépeignent des lieux où se concentrent les difficultés. Les Sénardes figurent parmi les 20 quartiers prioritaires de la ville les plus pauvres du pays, selon l’Observatoire des inégalités. Le taux de pauvreté culmine à 62,6 %. Ses 1 500 habitants vivent à 95 % dans des logements sociaux. Près de la moitié des 16-25 ans sont non scolarisés et sans emploi. C’est 13 % en moyenne France. Le taux d’emploi des 15-64 ans plafonne à 32 %. C’est en moyenne près de 70 % dans tout le pays.

Aux Sénardes, ni tours ni grands ensembles, mais des immeubles qui n’excèdent guère dix étages, séparés par des espaces verts. Ils étaient une vingtaine d’adultes à travailler dans la maison de quartier, pour beaucoup des travailleurs sociaux employés par la mairie ou le département de l’Aube. D’abord, ils ont été sidérés. «Nous, on est tristes parce que c’était notre lieu de travail, pour les habitants c’était un lieu de vie, de souvenirs, qui animait aussi le week-end avec les associations», explique Raksmey Eng, 32 ans, la coordinatrice de quartier. «Vendredi matin, on a tous vu des habitants pleurer», témoigne Marc Bret, adjoint au maire de Troyes, chargé des affaires sociales. «Cela nous embête tellement, c’est un lieu du quotidien, un lieu familial, déclare Marion Maillou, assistante sociale de 27 ans. Les jeunes de tous âges venaient, ils étaient présents pour nous aider dans nos activités.» «Ce n’est pas une maison de quartier, mais la maison du quartier où les habitants se sentent comme chez eux», résume Antoine Martin, 34 ans, responsable de l’espace intergénérationnel, qui continue à parler au présent.

A Sens, les travailleurs sociaux expriment le même «choc». La maire adjointe chargée de la santé et des solidarités, Ghislaine Pieux ajoute : «J’ai avant tout ressenti de la tristesse, je chiale quand je vois les cendres.» Chloé Piteux, jeune accompagnatrice familiale, se raccroche au fait que cette nuit-là, «les jeunes du quartier se sont mis devant les Algeco pour les protéger.»

Explosion de colère

Le choc, lui encore, surgit spontanément dans les paroles de Sullivan Maisonneuve, à Wattrelos, où a été mise en place une cellule d’aide psychologique. «Les équipes et les bénévoles sont choqués, la structure, c’était un point central du quartier. Les premiers jours, les gens étaient en pleurs, ils trouvaient ça injuste, pourquoi le centre social ? Là où venaient les frères et sœurs, les mères… On est aidés par le soutien des habitants, par les centaines de propositions de dons et de matériel.»

Aux Sénardes à Troyes, l’incrédulité a laissé place à l’incompréhension, d’autant qu’ils ne savent encore rien des motivations des auteurs. «Ce qui m’a sans doute le plus choqué, c’est le centre de loisirs. Pour les vacances, il devrait accueillir 97 enfants de 3 à 12 ans», relève Marc Bret. Marie-Pierre Contois, la directrice adjointe du pôle solidarités de l’Aube, reconnaît «une vraie incompréhension, même si on fait le lien avec les événements nationaux. J’ai encore du mal à comprendre une semaine plus tard que la maison de quartier soit la représentation la plus aboutie de l’Etat.» Ses collègues du département, réunis dans son bureau, acquiescent. Les habitants sont plongés dans le même abîme de perplexité, relate Andrea Dos Santos, 32 ans, l’autre assistante sociale, en poste aux Sénardes depuis huit ans : «Les gens se posent beaucoup de questions sur l’avenir du quartier, l’incompréhension domine. Ils ont réussi à protéger l’école cette nuit-là.»

L’équipe sur le terrain dit ne pas avoir vu venir cette explosion de colère. L’après-midi même, Antoine Martin a fini à 17 heures, avec la médiatrice, un tour du quartier passé à discuter avec les habitants et à distribuer des flyers sur les activités estivales : «C’était extrêmement calme. On fait régulièrement du porte à porte pour recenser les besoins des habitants, on est toujours bien accueilli. Le poste créé l’an dernier de médiatrice permettait de garantir ce lien.» Les trafics de drogue qui avaient perturbé il y a quelques mois le quotidien des habitants avaient, en apparence, disparu. Le maire de la ville, François Baroin, déclarait à ce sujet mi-juin que la mise en place d’un groupement local de traitement de la délinquance aux Sénardes avait été efficace.

«Etincelle»

Depuis une semaine, pour avancer, ils cogitent, ils essaient de comprendre ce qu’ils auraient raté, ce qu’ils auraient pu faire autrement. «Je n’arrive pas à comprendre, on recherche du sens, mais on n’y arrive pas, explique Antoine Martin. On se remet tellement en question, on cherche un lien avec notre travail. Ça me rassure de ne pas en trouver.» Raksmey Eng a beau chercher, elle n’en décèle pas non plus : «On a réussi à établir un dialogue avec les parents et les jeunes.» L’assistante sociale Andrea Dos Santos : «Même si la charge de travail fait que ce n’est pas toujours évident, on travaillait bien, dans des locaux agréables.» Marie-Pierre Contois n’y voit pas de conséquence d’un manque de moyens : «Nous rencontrons des difficultés de recrutement, c’est vrai, mais les effectifs sont restés stables dans ce quartier-là. Il n’y a pas de volonté politique de réduire notre action dans les quartiers.» Hélène Booghs Notteau, la directrice de l’action sociale de proximité du département, se questionne : «Cela nous remet bien sûr en cause en tant que professionnels. Est-ce qu’on a fait tout ce qu’il fallait ? Il va falloir retravailler sur la parentalité, sur les enfants très jeunes, sur la citoyenneté…»

Les mêmes réflexions animent Sullivan Maisonneuve à Wattrelos, qui considère aussi qu’il n’existe «pas forcément de lien entre [leur] travail et l’incendie» : «Ce qui nous arrive aujourd’hui à l’échelle nationale est systémique. La mort du jeune Nahel a été une étincelle. Les jeunes vivent au quotidien des discriminations, des délits de faciès et là ils disent On en a assez”.» Le directeur de l’association de Wattrelos regrette les incohérences des politiques publiques. «On parle beaucoup des émeutes de 2005, depuis la situation ne s’est pas améliorée. On a une politique de saupoudrage des dispositifs publics.» Il raconte aussi les heures passées «chaque année à aller chercher des financements et à remplir des appels à projets au détriment d’être sur le terrain».

A Sens aussi, on évoque la surcharge, la paperasse, les difficultés de recrutement et les salaires. «Même si on me donnait 40 personnes au lieu de 16, ça ne suffirait pas», extrapole le directeur du centre Julien Grimault. Recruter et pérenniser l’emploi est dur. Les environs pâtissent aussi d’un manque d’attractivité au niveau des salaires face à ceux de la région parisienne voisine, plus élevés.

«Avec un stylo et un élastique»

En attendant, tous se démènent pour ne pas rompre le lien. A Sens, l’activité se poursuit, dans ces Algeco qui ne peuvent accueillir guère plus de 40 personnes, ce qui réduit le champ d’action du centre. «Ces modulaires, ça ne peut pas durer 20 ans», souffle Ghislaine Pieux. Chloé Piteux, elle, parle d’adaptation : «Les travailleurs sociaux ont l’habitude de faire avec un stylo et un élastique.» Entre tout recommencer et sauver ce qui peut l’être du chantier, la mairie n’a pas encore tranché, elle attend de connaître le montant de la prise en charge des assurances.

A Wattrelos, le Lidl voisin du centre social, celui «où tout le monde faisait ses courses», décrit Sullivan Maisonneuve, a aussi été incendié. «Nous avons mis en place un système de courses solidaires. On est là, on ne lâche rien. C’est aussi un moyen pour nous de ne pas perdre le fil, explique-t-il. Depuis une semaine, on va aussi à la rencontre des jeunes et des populations, on fait du porte à porte.» Il faudra reconstruire le centre social.

A Troyes, les rendez-vous programmés avec les assistantes sociales ont été maintenus, dans d’autres locaux. «C’est compliqué ces jours-ci car il n’y a pas toujours de l’espace disponible dans les autres antennes pour accueillir le public, elles sont déjà bien occupées. La population est un peu perdue, mais on trouve des solutions», explique Sandrine Dutertre, responsable adjointe du centre médico-social de Troyes. Les enfants du centre de loisirs vont être accueillis ailleurs. Andrea Dos Santos : «On va voir la suite, comment on peut essayer de préserver ce qu’on a construit, de garder cet atout majeur de ce quartier.» Le maire François Baroin a promis qu’une maison serait reconstruite. Avant d’avoir pris connaissance des contours de la loi d’urgence, personne n’osait espérer de nouveau bâtiment avant trois ans. Au moins.