Longtemps, comme un vieux couple, l’avion et le train ont paisiblement cohabité. Les longues distances à couvrir rapidement pour le premier. Les liaisons de moins de 1 000 km à parcourir en quelques heures pour le second. Aujourd’hui encore, la directrice générale d’Air France, Anne Rigail, et son homologue de SNCF Voyages, Alain Krakovitch, se rencontrent une fois par mois afin de mettre au point des billets combinés pour ceux qui effectuent une liaison mi-train mi-avion. Un exemple : un trajet Tours-New York, qui débute sur des rails, passe par la gare TGV de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle et s’achève par un vol international de la compagnie nationale.
Mais cette entente cordiale est en train de se fissurer. La première brèche apparaît en décembre 2021 devant l’Assemblée nationale, quand le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, lâche devant les députés : «Ce n’est pas le train qui est trop cher, c’est l’avion qui ne l’est pas assez». Avant de suggérer que le kérosène soit taxé avec un argument puissant : «Le train pollue 80 fois moins qu’un avion sur un même trajet». Une déclaration de guerre. En avril, le boss de la SNCF en remet une couche, toujours au Palais-Bourbon, en suggérant de taxer les autoroutes, les poids lourds et le transport aérien, pour financer le plan d’investissement ferroviaire de 100 milliards d’euros annoncé quelques mois plus tôt par la Première ministre, Elisabeth Borne. Il a partiellement été entendu.
Autoroutes et aéroports taxés, liaisons supprimées
Pour concrétiser sa volonté de décarboner les transports et d’imposer de manière plus conséquente les plantureux bénéfices des autoroutes, le gouvernement a introduit dans son projet de budget pour 2024 une taxe sur les concessions autoroutières assortie, histoire de ne pas créer de discrimination entre les différents moyens de transport émetteurs de CO2, un prélèvement sur le chiffre d’affaires des quatre plus grands aéroports français : Roissy-Charles-de-Gaulle, Paris-Orly, Nice et Lyon. Cette ponction sera au moins partiellement répercutée sur les compagnies aériennes, qui à leur tour seront tentées de faire régler la note aux passagers.
Une innovation fiscale dont les conséquences inquiètent sérieusement la direction d’Air France, laquelle ne cesse de rappeler qu’elle s’acquitte déjà de 3 milliards d’euros de taxes et d’impôts divers chaque année. Sans compter que ce nouvel impôt ne touchera pas l’aéroport préféré des compagnies low-cost : Beauvais, base française de la compagnie irlandaise Ryanair, la principale et la plus agressive concurrente d’Air France.
Cet épisode intervient tout juste quelques mois après un décret paru en mars 2023, en application de la loi climat et résilience. Désormais, les liaisons aériennes intérieures susceptibles d’être remplacées par un trajet en train de moins de 2 h 30 doivent être fermées. Il n’y a donc plus, par exemple, de lignes reliant Orly à Bordeaux, Nantes ou Lyon. A première vue, c’est un coup dur porté à Air France, qui effectuait ces liaisons. En réalité, c’est un soulagement pour la compagnie aérienne. Selon les informations transmises de manière anonyme par un cadre dirigeant d’Air France à Libération, ces trois lignes généraient 150 millions de pertes par an… En revanche, l’arrêt de ces vols a mené à un plan de départs volontaires pour les salariés des aéroports concernés.
Clientèle choyée et prisée
Mais la principale conséquence de l’interdiction des vols intérieurs courts, c’est que le train, et plus particulièrement le TGV, s’est définitivement imposé comme un moyen de transport de référence, alors même qu’il est souvent plus cher que l’avion. Air France ne conserve plus que trois lignes significatives au départ de Paris : Toulouse, Nice et Perpignan. Celle qui avait été établie entre Brest et Orly après l’arrêt de la liaison avec Nantes a finalement été arrêtée au bout de quelques mois d’exploitation.
Le transfert du trafic de passagers intérieurs vers le rail est particulièrement significatif pour tous ceux qui voyagent à titre professionnel et le plus souvent en première classe. Une clientèle aussi choyée que prisée car elle se déplace souvent et fait payer par son employeur ses billets au prix fort. Le gouvernement a recommandé de substituer la visioconférence aux aller-retour dans la journée, et d’opter pour le train pour les déplacements de plusieurs jours et lorsque le trajet n’excède pas quatre heures. «Les grandes entreprises très surveillées sur leur politique en matière de responsabilité sociale et environnementale ont délaissé l’avion pour privilégier le train», indique avec une satisfaction non dissimulée un cadre dirigeant de la branche SNCF Voyages.
A lire aussi
Selon une étude réalisée par la SNCF, le trafic généré par la clientèle professionnelle a progressé de 25 % au premier trimestre 2023, comparé à la même période, un an plus tôt, quand les effets de la crise sanitaire s’étaient déjà largement effacés. Les abonnements professionnels souscrits par les PME ont été multipliés par quatre en douze mois pour atteindre 42 000 contrats. Signe des temps post-Covid, le forfait «télétravail», qui permet d’effectuer le même voyage une fois par semaine, a vu ses ventes doubler.
«Les commerciaux d’Air France se sont arraché les cheveux»
Pour un cadre dirigeant d’Air France, la situation est préoccupante : «Après cette requête gouvernementale, les commerciaux de la compagnie se sont arraché les cheveux, notamment pour ce qui est de la ligne Paris-Marseille, pour laquelle nous avons perdu 60 % de parts de marché. Pourtant, il semblerait que la consigne donnée en interne soit de ne pas critiquer la SNCF». Ni les décisions du gouvernement… Cette bascule dans laquelle les voyageurs privilégient le train se traduit aussi dans les résultats financiers des entreprises concernées. L’an dernier, Air France a certes redressé la barre et dégagé 728 millions d’euros de bénéfices, mais l’entreprise avait enregistré une perte de 3,3 milliards d’euros en 2021.
La SNCF, quant à elle, a réalisé en 2022 un profit record de 2,48 milliards d’euros. La compagnie ferroviaire, longtemps perçue comme structurellement déficitaire, est désormais plus rentable qu’Air France au regard du ratio bénéfice net/chiffre d’affaires. «Néanmoins, raille un cadre d’Air France, le transport aérien finance son développement de manière autonome, que ce soit pour l’ouverture de nouvelles lignes ou l’achat d’avions. Le train ne peut pas en dire autant». Les lignes à grande vitesse nécessitent en effet un sérieux coup de pouce financier de l’Etat et des collectivités locales. La SNCF n’a par exemple pas les moyens de s’offrir la prochaine ligne à grande vitesse qui placera Toulouse à une heure de Bordeaux et trois heures de Paris. Le chantier d’infrastructures est estimé à 10 milliards d’euros. Même constat pour les futures lignes TGV Béziers-Perpignan et Marseille-Nice.
Prix prohibitifs du train
D’où la tentation pour l’Etat de financer toujours plus le rail par une ponction croissante sur les recettes du transport aérien, et donc, en dernier ressort, par une contribution accrue des voyageurs aériens, qui risquent de voir le prix des places à bord s’envoler. Lors de la préparation du budget 2024, le gouvernement a toutefois reculé au dernier moment à propos de l’augmentation envisagée de l’écocontribution (autrefois appelée «taxe Chirac») perçue sur les billets d’avion.
Pour l’heure, la croissance continue du nombre de passagers dans les trains n’est pas sans effets pervers. Faute de rames TGV en nombre suffisant, les trains atteignent régulièrement des taux de remplissage très élevés. Or, les logiciels de réservation fonctionnent selon la loi de l’offre et de la demande. Plus il y a de candidats au voyage, plus les prix grimpent, au point de devenir prohibitifs pour nombre de clients, qui préféreront avoir recours à la voiture où à l’avion. Selon l’Insee, les tarifs pratiqués en juin 2023 avaient bondi de 8,2% par rapport à l’année dernière. Un chiffre qui ne prend pas en compte les pointes de fréquentation lors des départs en vacances, qui font flamber les prix.
Cette tension tarifaire n’a aucune raison de retomber dans les mois qui viennent. La SNCF ne peut pas commercialiser plus de places dans l’immédiat pour faire baisser les prix. Les 115 nouvelles rames TGV commandées au fabricant Alstom n’entreront pas en service avant 2025. D’ici là, la compagnie espère la publication d’un décret qui lui accorderait une liberté complète pour fixer ses tarifs. Même si on le trouve élevé, le prix du billet de train est encore soumis à une approbation gouvernementale. Et ce ne sont pas les usagers qui s’en plaindront. En ces temps inflationnistes, le succès du rail repose aussi sur des tarifs toujours sous surveillance.