En début de semaine, deux actualités ferroviaires se sont télescopées. Dans l’usine Alstom de Belfort, le PDG de SNCF Voyageurs, Christophe Fanichet, s’est déplacé en personne pour dévoiler les couleurs du futur «TGV M». 115 rames doivent être livrées l’an prochain, des trains qui auront 20 % de capacité en plus par rapport à la dernière version du véhicule mythique et seront bien moins gourmands en énergie. De l’autre côté de l’Hexagone, à Cahors, l’ambiance ferrée était plus sombre. Le tribunal de commerce a prononcé la liquidation de Railcoop, qui annonçait vouloir remettre sur les rails la ligne Bordeaux-Lyon. Ces deux informations symbolisent une orientation du rail ambivalente en France, où les lignes transversales et les «petites lignes» ont du mal à ferrailler contre le tout TGV.
Si la SNCF est souvent le bouc émissaire, l’abandon du dossier mal ficelé qu’est Railcoop comme la situation des petites lignes montrent en réalité le sous-investissement chronique de l’Etat. Tant sur les subventions que sur les dotations des régions depuis 2002, quand ces dernières ont pris la charge des TER. «Le réseau est en très mauvais état en France. Et tout cela a une incidence sur la vitesse. Mais ce n’est pas la faute de SNCF Réseau, c’est entièrement celle de l’Etat», confirme François Delétraz, président de la Fédération nationale des associations d’usagers des transports (Fnaut). SNCF affirme de son côté que «les investissements atteignent un niveau historique à 10,6 milliards d’euros dont plus d’un tiers financé», signe de la prise de conscience du retard accumulé. En plus du très emblématique Lyon-Turin, 1 500 chantiers ont d’ailleurs été menés l’an dernier.
«Serpent qui se mord la queue»
Mais au-delà des très rentables TGV ou des Intercités – qui n’ont pas besoin de subventions massives –, ce sont surtout les TER qui ont besoin d’argent public. Avec une situation hétérogène entre les petites lignes, et les autres. Pour déterminer ce qu’est une petite ligne – ou ligne de desserte fine du territoire (LDFT) –, les pouvoirs publics utilisent un classement dit «UIC», qui range l’ensemble des lignes de 1 à 9 en fonction du tonnage cumulé des trains qui circulent sur leurs voies. Les petites lignes, situées de 7 à 9, représentent 9 137 km des 28 364 km que compte le réseau français qui accueille des voyageurs, soit 17 % du trafic de trains régionaux. «C’est un héritage du passé ferroviaire français, qui a compté jusqu’à 50 000 km de lignes à son apogée dans les années 30, avant la vague de fermetures de 1945 aux années 80, rappelle Christophe Mimeur, maître de conférences en géographie à l’université de Cergy et spécialiste des transports. Le classement UIC, c’est un peu le serpent qui se mord la queue : s’il y a peu de tonnage qui passe sur une ligne, le rythme de maintenance va y être allégé, le réseau pourrait alors s’user plus vite, donc on met des restrictions de circulation, on la déclasse encore.»
Christophe Mimeur rappelle par ailleurs que si le TGV a vécu son âge d’or des années 70 au début des années 2000, un changement de braquet intervient la décennie suivante. «Le réveil, c’est l’accident de Brétigny-sur-Orge en 2013, quand l’Etat se dit qu’il faudrait regarder l’état du réseau français dans son ensemble. Mais le focus qu’on met sur les petites lignes, c’est surtout après le rapport Spinetta en 2018», explique Christophe Mimeur. «Malgré les discours des acteurs publics, nous ne sommes toujours pas sortis du tout TGV, estime de son côté François Delétraz. Les politiques locaux ont également une lourde responsabilité, car ils ont tous voulu leur gare de TGV, même quand ce n’est pas vraiment utile.»
Le rapport rendu par l’ancien PDG d’Air France Jean-Cyril Spinetta en 2018 avait détonné dans les régions comme chez les défenseurs du rail. Cette étude préconisait notamment «d’élaborer une segmentation du réseau reflétant l’utilité de l’infrastructure, les enjeux de performance et les besoins d’investissement», et «mandatait» SNCF Réseau pour «fermer la ligne si le maintien des circulations sur une ligne n’est pas possible sans investissement, et que cet investissement n’est pas justifié d’un point de vue socioéconomique». Problème : «Les dépenses publiques consacrées aux petites lignes s’élèvent à 1,7 milliard annuel, soit 16 % des concours publics au secteur ferroviaire» pour moins de 2% des voyageurs, affirme le rapport. Le Premier ministre d’alors, Edouard Philippe, avait très rapidement botté en touche : «On ne décide pas la fermeture de 9 000 kilomètres de lignes depuis Paris sur des critères administratifs et comptables.» En gros, ce sera aux régions de décider.
«Problème de lisibilité de l’offre»
Ces petites lignes sont par ailleurs un service public, en particulier pour le monde rural et les villes moyennes, et ne peuvent donc pas uniquement être considérées comme un coût, à l’instar de la santé ou de l’éducation. «Dans tous les pays du monde ou presque, les petites lignes sont subventionnées car elles ne gagnent pas d’argent. Il faut assumer de les subventionner», complète Patricia Perennes, économiste spécialiste du transport ferré, qui estime que le rapport Spinetta est «plus subtil» qu’un appel à la fermeture pure et simple des petites lignes.
Alors quel avenir pour les petites lignes ? L’argument de la faible fréquentation est souvent avancé pour exiger l’abandon de certaines, et de les remplacer par exemple par des cars. Or, de nombreuses raisons découragent un usager qui hésiterait entre prendre sa voiture ou un TER, en particulier sur des petites lignes qui ne voient parfois circuler que trois trains par jour. Si François Delétraz salue «l’investissement massif des régions dans le matériel roulant», le président de la Fnaut critique par exemple «la juxtaposition des tarifs» : «Toutes les régions sont jalouses de leur tarification. Il existe 42 cartes de réduction. Rien n’est mis en place pour les uniformiser à l’échelle nationale et c’est de pire en pire.» «Dès qu’on sort des abonnements domicile-travail, le prix des petites lignes de train n’est pas compétitif par rapport à la route, ajoute Christophe Mimeur. Il y a également un problème de lisibilité de l’offre. Pour l’usager, ce n’est pas tant d’aller le plus vite possible que d’avoir un cadencement clair. Il ne faut pas seulement réfléchir à partir de la demande actuelle.»
On oppose par ailleurs aux petites lignes qu’elles roulent au diesel pour 85 % d’entre elles. Mais les industriels travaillent à d’autres solutions plus propres : trains à hydrogène, biocarburant, hybrides diesel-batterie, 100 % batterie… Christophe Mimeur cite également le «train léger innovant», un projet à destination des petites lignes porté par la SNCF, des industriels, comme Alstom et Thalès, des PME et des chercheurs qui vise à créer d’ici 2029 un train avec «les technologies les plus pointues pour proposer un service à coût maîtrisé». «On ne rouvrira pas de petites lignes en masse dans les prochaines années, cela coûte un million du kilomètre, ou alors cela passerait par un changement de société, résume Patricia Perennes. Mais il faut commencer par renforcer celles qui existent déjà car plus de monde dans les petites lignes, cela fera plus de monde dans les lignes moyennes et alors elles perdront moins d’argent. On pourra ensuite en rouvrir.» Et sortir définitivement de l’époque du tout TGV.