Au moins, l’affaire du Trombinoscope aura eu le mérite d’attirer l’attention sur l’étrange remise annuelle de ce prix décerné à des élus politiques par des journalistes. Chaque année, un jury de prestigieux éditocrates distingue les politiques, français, étrangers, de la majorité, de l’opposition, locaux, nationaux, qui ont, selon eux, mérité de l’être. Une sorte de Légion d’honneur à l’envers. On est entre gens qui se connaissent et s’apprécient : pourquoi ne pas rendre la politesse ?
Sauf que cette année, la sympathique fiesta s’est transformée en pugilat. A côté de lauréats consensuels (Manuel Valls, Ségolène Royal, Matteo Renzi, Gérard Larcher) le jury décide d’accorder le prix de l’élu local de l’année à Steeve Briois, nouveau maire (FN) de Hénin-Beaumont. Scandale. Comment donc ? Un élu FN, recevoir un prix, comme un élu normal ? Et les prestigieux jurés de sortir les rames. Non, non, on a été mal compris, ce n’était pas du tout ce qu’on voulait dire. Ce prix est une manière de prendre acte de l’émergence du FN, de la noter, de faire remarquer qu’on l’a remarquée, c’est un prix neutre, surtout pas positif. Ce prix n’est pas un prix, comme cette pipe n’est pas une pipe.
Apparemment peu convaincu, le président de l’Assemblée, Claude Bartolone, annonce bruyamment qu’il boycottera la remise du prix, qui se déroule pourtant dans ses locaux, à l’Hôtel de Lassay. Il ne va pas jusqu’à fermer ses salons en prétextant des travaux, ce qui est dommage : dehors, sous la pluie, la cérémonie aurait été plus éloquente. Arrive le jour de la remise du prix. Macron et Royal se sont fait porter pâles. Mais Briois est là. Il va bien falloir lui remettre son papier. Ont-ils tiré à la courte paille pour savoir qui serait mangé par le FN ?
De tout le jury (Arlette Chabot, Christophe Barbier, Laurent Joffrin, Bruno Dives, Paul-Henri du Limbert, Alberto Toscano), c'est le président de Public Sénat, Gilles Leclerc, qui se dévoue. Il monte sur scène et gratifie le lauréat d'une engueulade carabinée, pour bien faire comprendre à quel point ce prix lui brûle les doigts. Et conclut, magistral : «Où étiez-vous le 11 janvier ?» Sous-entendu : comment osez-vous simplement respirer, vous qui n'êtes pas Charlie ?
Sans attendre Briois, Leclerc retourne s'asseoir dans le public. Briois va pour monter sur scène, se ravise, fait un petit crochet par la chaise de Leclerc pour venir forcer sa poignée de main. Leclerc se lève à moitié, et ne peut faire autrement que de serrer la main maudite. Puis, discours de Briois : «Ce prix, qui m'est remis à contrecœur, me vient droit au cœur.» Après la remise, ce sont tous les parlementaires FN qui fondent sur Leclerc, toutes coupes de champagne en avant, le traitant de carpette, d'aplati et de rampant. Marion Le Pen conduit l'escadrille : «Vous avez été vraiment minable. On va vous avoir, et ça vous fera vraiment mal.» De tout l'épisode, c'est cette menace qui fait la base de la dépêche AFP, sans que jamais l'agence, confraternelle, ne mentionne la discourtoisie de Leclerc. L'AFP titre d'ailleurs «Marion Le Pen agresse un journaliste». Au sens propre, c'est vrai. Gilles Leclerc est journaliste - sauf que, salarié du Sénat, il a cessé depuis longtemps de faire un travail de journaliste - et il a été agressé. Et pourtant, après avoir visionné l'ensemble de la cérémonie, telle que l'a montrée le Petit Journal, impossible de ne pas partager la colère de Marion Le Pen. Carton plein pour Leclerc et le jury du Trombinoscope : par leur inconséquence, ils ont rejeté les téléspectateurs du côté de la bande à Le Pen.
Secret des délibérations oblige, on ne sait pas ce qu’a voté Gilles Leclerc. S’il a voté pour Briois, pourquoi ne pas lui remettre son prix ? S’il a voté contre, et si cette remise lui pose un problème de conscience au point de déroger à la plus élémentaire courtoisie, pourquoi a-t-il accepté de prononcer le discours de circonstance ? Pourquoi ne pas avoir confié cette tâche à un des jurés pro-Briois ?
Les journalistes s’éviteraient bien des problèmes en s’évitant de participer à ce genre de cérémonies. On a beau chercher, on ne voit pas d’autre fonction aux prix du Trombinoscope que d’entretenir une connivence surannée, sur fond de lambris dorés, entre jurés et lauréats. Si un média est taraudé par le désir de proclamer que tel ou tel élu(e) est la révélation de l’année, le plus simple n’est-il pas de le dire, et de le démontrer ? Par exemple, dans des enquêtes ou des émissions, qu’ils pourraient rédiger, diffuser ou publier. C’est une simple suggestion.