Si Pierre Bergé n'existait pas, qui pourrait bien l'inventer ? L'un des trois actionnaires du Monde, le «B» du trio BNP, n'a pas apprécié le scoop de son journal sur SwissLeaks. «Pour moi, c'est du populisme, c'est flatter les pires instincts qui soient […]. Ce n'est pas ça que devrait être un journal, en tout cas un journal comme le Monde. Et ce n'est pas pour ça que je suis venu au secours du Monde et que j'ai permis aux journalistes du Monde d'acquérir leur indépendance. Ce sont des méthodes que je réprouve totalement et qui n'ont aucune justification.» Et Bergé de se risquer à une comparaison… osée : «Je ne veux pas comparer évidemment ce qui se passe à des époques passées… mais quand même, la délation, c'est la délation. Jeter en pâture des noms, c'est jeter en pâture des noms.» Enquêter sur les comptes en Suisse, passe encore, mais surtout, selon Bergé, sans écrire de noms.
A quoi ressemblerait un journal dont Pierre Bergé serait le rédacteur en chef ? Pas de noms propres dans les faits divers, c’est une affaire entendue. Ni dans les procès. On suivrait à Lille le procès pour proxénétisme d’un ancien ministre et ancien candidat français à la présidentielle, qui permettrait de poser sans complaisance des questions de haute tenue intellectuelle sur la prostitution. On l’appellerait DSK. Non, pardon, c’est encore trop. On risquerait de l’identifier. On le nommerait D, tout court. Et tant qu’on y est, est-il nécessaire de ridiculiser les élus, qui se dévouent à la chose publique ? On écrirait qu’un chef de parti nommé N.S. a disparu à Abou Dhabi alors que son parti se déchirait. On mentionnerait qu’un chef d’Etat à scooter nommé F.H. a été pris pour cible par les odieux paparazzi d’un magazine à scandale.
Et si on glissait que certains élus s’achètent des permanences avec leurs indemnités de représentation, ce serait surtout pour saluer à cette occasion les progrès de la transparence, grâce aux efforts énergiques du président de l’Assemblée. Bannissons les noms propres, ces parasites de l’information, qui interdisent de réfléchir aux nobles questions de fond. Bannissons même les faits bruts, si souvent salissants.
On aimerait pouvoir continuer ainsi à se moquer de Bergé, exercice pour lequel l'actionnaire du Monde nous fournit sans cesse de nouvelles occasions. Sauf que voilà. Dans l'affaire SwissLeaks, ce magnifique travail journalistique, on est tout de même gêné par un détail. Ce détail s'appelle Gad Elmaleh, tête de gondole de l'enquête du Monde. Plus précisément, des community managers du journal, qui ont «vendu» le scoop sur les réseaux sociaux, dès le dimanche soir, plusieurs heures avant parution du journal. Gad par-ci, Gad par-là, Gad fut toute la nuit le roi de Twitter. Pourquoi pas ? Sauf qu'il ne fut jamais rappelé que le délit reproché à l'humoriste remontait à 2006, et qu'il avait régularisé sa situation entre-temps. Certes, ce détail fut mentionné dans le journal, le lendemain. Mais on connaît la manière dont une affaire s'imprime dans l'esprit du public, dès les premières minutes, déterminantes. Il est vrai que Gad Elmaleh n'est pas seulement une tête de gondole pour les ventes du journal. Ce sera aussi un magnifique personnage pour la série télé inspirée de SwissLeaks. Car il y aura une série télé. C'est Fabrice Lhomme lui-même, l'une des têtes du duo d'investigateurs Lhomme-Davet, qui l'a confessé à un blog d'Arte. La série ne sera pas seulement inspirée de HSBC. Le scénario mixera plusieurs affaires. Mais, explique Lhomme, «l'idée est quand même de créer une série vraiment originale, sur la forme comme sur le fond. Une série passionnante, stressante, addictive, "sexy"… mais pas superficielle pour autant».
On comprend mieux, maintenant, pourquoi dans leur portrait de Hervé Falciani, le lanceur d'alerte de l'affaire HSBC, Davet et Lhomme ont tant insisté sur le côté «dragueur de piscine» du banquier. Ils commençaient déjà à écrire le personnage. Un dragueur de piscine, qui va jouer «les Bronzés au Liban» pour tenter d'y vendre des listings de fraudeurs fiscaux, c'est quand même plus sexy qu'un mormon mélancolique.
On espère que le scénario inclura le personnage de Pierre Bergé. Quant à Gad Elmaleh, suggérons qu’il joue son propre rôle, ce qui serait une manière de boucler la boucle avec élégance.