Et vous seriez capable de faire une émission de Cash Investigation à propos de France Télévisions ? demande innocemment Yann Barthès à Elise Lucet. Bien joué. Touché. La présentatrice de France 2, venue faire la promo de son émission d'enquête du lendemain, bafouille, prise de court. Visiblement, elle ne sait quoi répondre à l'animateur du Petit Journal. Une émission sur notre propre boîte, notre propre patron ? Peut-être que oui, peut-être que non, faut voir, sûr que ça ne serait pas simple.
Duel au sommet. Les deux emblèmes du journalisme d'investigation audiovisuel d'aujourd'hui se font face. Barthès l'insolence, face à Lucet l'insistance. Le tricard des meetings de Marine Le Pen, contre l'infiltrée des assemblées générales d'actionnaires, avec ses questions naïves et son imper Colombo. Sourires, amabilités. On se grise de sa propre pugnacité. «Imaginez que nous fassions une émission ensemble, suggère Barthès. Que les gens qui ne veulent pas nous répondre voient arriver ensemble le Petit journal et Cash investigation…» Un ange passe. Mais même les anges ont des griffes.
S'il touche juste, Barthès, c'est parce qu'il pose au fond la seule question à laquelle Lucet n'a pas de réponse : pourriez-vous traiter votre propre entreprise, France Télévisions, comme vous traitez toutes les autres, poursuivre Rémy Pflimlin micro en main pour l'interroger sur les contrats conclus avec Bygmalion. S'il pose cette question, c'est parce qu'il se sait, lui, irréprochable sur ce plan, comme sur les autres. Quand le grand patron de Canal +, Vincent Bolloré, a expliqué quelques mois plus tôt que l'esprit de dérision de sa chaîne lui restait quelquefois en travers de la gorge, Barthès est monté sur la barricade, avecles Guignols, en hissant très haut le drapeau de la dérision menacée.
A propos de Cash Investigation, on ne va pas bouder son plaisir. Voir la télévision publique consacrer une soirée entière, à l'heure de la plus grande écoute, au poids des actionnaires dans la mondialisation, voir un patron (celui de Pages jaunes.fr) poursuivi dans la rue par une Lucet souhaitant l'interroger sur le suicide d'un salarié, voir un autre patron (celui de Sanofi) interpellé en pleine assemblée générale des actionnaires sur ses revenus astronomiques alors que l'entreprise supprime des emplois, voir tous ces intouchables, barricadés derrière leurs armées de communicants, s'emberlificoter dans des réponses pataudes ou n'avoir d'autre ressource qu'un silence hautain, est un plaisir rare. D'autant que Lucet est du sérail. Elle est des leurs, ou elle pourrait en être. Ce que nous savourons aussi, à la voir galoper derrière les puissants, c'est sa trahison de caste - ou son retour dans la famille, comme on préférera. Cette revanche qu'elle fait savourer à toute la corporation, face à la muraille infranchissable des services de com.
On lui pardonnera donc le côté légèrement démago des mises en scène, ces questions posées à brûle-pourpoint à des interlocuteurs dont la caméra n’attend pas de réponse précise, mais simplement des bafouillements. Mais en même temps, il n’est pas inutile de rappeler que même pour les plus hardis des investigateurs, le dernier tabou des médias, la dernière barrière au paradis de l’investigation, reste les médias eux-mêmes.
Qu'il est difficile pour les plus insolents, les plus hardis investigateurs, d'accepter que l'on parle d'eux. L'autre semaine, le Monde publiait une enquête très complète sur le nouveau Charlie Hebdo. Difficulté de recruter des nouveaux dessinateurs, état des mentalités des traumatisés, mais aussi le sujet plus délicat de l'argent. Que faire des importantes sommes récoltées ? Quelle forme donner à la nouvelle société ? Les actuels actionnaires doivent-ils le rester ? Faut-il transformer Charlie en coopérative, que tous les collaborateurs soient actionnaires ? Et l'enquête du Monde de rappeler que l'ex-patron Philippe Val, ainsi que Cabu, qui était dessinateur mais aussi actionnaire, avaient empoché de copieux dividendes sur les excellentes ventes du fameux numéro, dans lequel Mahomet soupirait «C'est dur d'être aimé par des cons». Ravageur. Quelques jours plus tard, réaction du rédacteur en chef de Charlie. Gérard Biard, interrogé par France 5, accusait le Monde d'avoir voulu «terminer ce que les Kouachi n'ont pas fini». Rien que ça. Dur dur, de se transformer en icône.