Menu
Libération

Faut-il croire au vrai-faux doigt d’honneur de Varoufákis ?

publié le 22 mars 2015 à 18h16

A l’heure où est écrite cette chronique, le chroniqueur, avouons-le, reste dans une cruelle incertitude. Yanis Varoufákis, ministre grec des Finances, a-t-il, ou non, fait un doigt d’honneur à l’Allemagne ? Le lecteur connaît l’histoire (ou pas). Une très sérieuse émission politique allemande a ressorti une image d’archive de 2013, montrant l’alors futur ministre, lors d’une conférence en Croatie, faisant un doigt d’honneur à l’Allemagne et à ses exigences.

Interpellé dans l’émission, Varoufákis a confirmé avoir parlé de doigt, mais sa mémoire était formelle : il n’avait pas joint le doigt à la parole. La séquence était donc truquée. Atteinte dans son honneur de sérieuse émission allemande, l’émission a maintenu l’accusation. Sollicités, de très sérieux experts en truquage d’image ont scruté les ombres, les couleurs, les reflets, et confirmé : oui, Varoufákis a bien levé le majeur coupable.

Mais trois jours plus tard, l’animateur (pas sérieux du tout) d’une émission satirique d’une chaîne concurrente, Jan Böhmermann, assurait dans une vidéo fracassante être à l’origine du truquage de la séquence. Et de montrer longuement le «making of» de ce truquage, avec comédien chauve prêtant son doigt à l’image de Varoufákis, et fond vert pour tourner la séquence. Voilà donc Varoufákis disculpé.

Comme on s'en voulait soudain d'avoir douté de la parole de l'innocent grec, et d'avoir aveuglément fait confiance à la sérieuse émission allemande. Sauf que quelques heures plus tard encore, mis sous pression par le quotidien Bild, lequel assurait que le doigt était bien le doigt de Varoufákis, l'animateur satirique sous-entendait finalement - mais sans l'avouer clairement - que sa dénonciation du truquage était elle-même un truquage.

Résultat des courses, le truqueur n’ayant pas truqué, il est vraisemblable que Varoufákis a bien adressé un doigt d’honneur à l’Allemagne. Sauf, s’il ne l’a pas fait. En fait, on n’est pas certain. Ce qui est peut-être le but recherché par l’humoriste allemand. Renvoyer chacun à ses démons propres. Les Allemands ordinaires à leur obsession grecque. Et les commentateurs professionnels ou amateurs à leur bluffante capacité de commenter à corps perdu sans rien savoir.

Ballottés d’une version à l’autre, nous faisions l’expérience d’un étrange inconfort : être obligés de «changer d’avis». Rien de plus désagréable. Habituellement, devant bien des événements, à commencer par l’affaire grecque, notre opinion est très arrêtée. Faut-il, ou non, accorder aux Grecs ce qu’ils demandent ? Faut-il faire confiance à leur volonté de réforme ? Dans les sourires de Tsípras et de Varoufákis, nous décidons de déceler des intentions sataniques ou angéliques ; dans les bougonneries de Schäuble et Merkel, nous tentons de lire les intentions allemandes.

Mais le plus souvent, notre opinion est arrêtée une fois pour toutes. Qui est responsable de la falsification des statistiques grecques ? Qui a incité les Grecs à truquer leurs comptes ? Entre les Grecs, les Allemands, Goldman Sachs, les envoyés de la Troïka, qui sont les gentils, les méchants ? Autant de questions que nous tranchons en fonction de nos conceptions morales, de nos convictions géopolitiques, au moins autant que des éléments objectifs qui nous sont fournis.

Doigt ou pas doigt, c’est autre chose. C’est la situation la plus angoissante, et la plus instructive. Ne pas savoir qui a menti, qui a truqué, qui a manipulé. Se trouver devant une vérité totalement insaisissable, et se présentant comme insaisissable.

En temps ordinaire, dans les questions hautement conflictuelles qui font l’essentiel de l’actualité (travail le dimanche, menus de substitution dans les cantines scolaires, responsabilité de Poutine dans les assassinats d’opposants, etc.), les problèmes insaisissables ne se présentent jamais comme insaisissables. Nous faisons appel à des instances de validation, qui les résolvent pour nous : les journaux qui pensent comme nous, les éditorialistes qui nous expriment. Avant même de les lire, nous savons que nous allons adhérer. Et nous ne lisons les points de vue contraires (quand nous le faisons) que pour éprouver le confort de se sentir, comme d’habitude, en désaccord.

Devoir décider soi-même à quoi l’on croit, sans le secours d’aucune instance de validation, être exposé à l’expérience cruelle et déstabilisante de devoir «changer d’avis», c’est réaliser crûment que l’on ne croit jamais, au fond, que ce que l’on a envie de croire. Et qu’on aime ce confort-là.