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Libération
Interview

Quel service public êtes-vous ?

Radio France, la grève et après ?dossier
Les réponses de Jean-Louis Missika, sociologue des médias, Dominique Manotti. auteure de romans noirs, Alexandre Brachet, producteur plurimédia et Alain Finkielkraut, philosophe.
publié le 3 avril 2015 à 20h36
(mis à jour le 3 avril 2015 à 20h36)

«S’adresser aux jeunes générations» 

Sociologue des médias et homme de télévision, Jean-Louis Missika est aujourd'hui adjoint à la mairie de Paris.

«Le service public audiovisuel idéal, ce n’est même plus vraiment la question ! On se demande surtout s’il va survivre à la transformation en cours. Il y a un réel problème d’adaptation à la nouvelle donne entraînée par Internet et le numérique : le service public n’arrive pas à suivre le rythme.

«Les entreprises devraient être plus flexibles et agiles, avec davantage d’ouverture sur le monde extérieur. Certes, on peut se plaindre de la qualité des programmes, mais il s’agit de progresser sur l’organisation et la gestion de la décision. Le nouveau président de France Télévisions exigera des mutations perçues par certains comme des régressions sociales.

«Alors que se développe une information toujours plus sensationnelle, on constate une rupture évidente entre le privé et le public. Un dimanche soir d’élections départementales, France 3 reste la seule chaîne en direct jusque tard dans la soirée.

«Un grand magazine d'info comme Envoyé spécial existe depuis longtemps, et c'est très bien. On doit cependant réfléchir aux nouvelles façons de s'adresser aux jeunes générations. Je salue la qualité du fil d'actu France TV Info, conçu de manière autonome. L'équation est compliquée : en voulant innover, on risque de perdre un public vieillissant mais offrant les meilleurs scores d'audience.

«On peut rétablir la publicité après 20 heures, mais il ne faut absolument pas couper dans les dépenses liées à Internet, cela serait suicidaire. Je suis contre toute forme de taxation du numérique, qui a absolument besoin de se développer. Une approche plus sobre et plus frugale est nécessaire, mais cela suppose une petite révolution copernicienne dans l’audiovisuel public !»

 «Intervenir hors  des sentiers battus»

Historienne de formation, Dominique Manotti s'est fait un nom dans la littérature noire avec des romans dénonçant la collusion entre pouvoirs politiques et économiques. Son dernier, Or noir, vient juste de paraître à la Série noire (Gallimard). Elle a par ailleurs écrit plusieurs pièces radiophoniques pour France Culture.

«Moi, ce que j'aime, ce sont les émissions littéraires où l'on prend le temps de parler d'un livre en faisant réagir divers intervenants ou auditeurs, et en faisant écouter des documents sonores liés au thème du livre. C'est un mode d'expression profondément radiophonique et très souple. A partir de cette souplesse, un service public digne de ce nom devrait, à mon sens, prendre deux directions. D'abord multiplier les interventions hors des sentiers battus. Par exemple, autour du drame de Charlie Hebdo, cela aurait été formidable que le service public monte des ateliers, sur le principe des ateliers d'écriture, pour organiser des débats citoyens, permettre de s'exprimer à des gens qui n'en ont pas l'habitude.

«Autre direction à prendre, la lecture à haute voix. C’est très important pour saisir un texte. Flaubert avait une pièce à cet effet dans sa maison qu’il appelait le "gueuloir". J’ai entendu John Harvey et James Ellroy lire ainsi leurs livres, c’est époustouflant. En France, on n’a pas cette culture, la radio publique a un vrai rôle à jouer. Autre idée : en Irlande, ils font des "battles", des réunions où les auteurs lisent des passages de leur livre et le vainqueur est choisi à l’applaudimètre. La question de l’aide à la création ne doit pas être posée en termes de moyens, mais d’incitation. Une émission sur le mode des battles permettrait de provoquer des rencontres, de créer un climat intellectuel qui nous sortirait de Saint-Germain-des-Prés et des déjeuners au café du Dôme.»

«Se décliner sur différents supports» 

Fondateur d'Upian, Alexandre Brachet produit des contenus pour tous les supports. Sa priorité pour le service public ? Un investissement massif dans le numérique. Dans le cas contraire, il «se ferait bouffer» par les nouveaux acteurs du Net.

«Quand j’entends Mathieu Gallet expliquer qu’il consacre 1% de son budget au numérique, cela me plonge dans des abîmes d’incompréhension. N’est-ce pas le même qui avait expliqué au CSA que sa mission était de réussir la transformation numérique de Radio France ? Or il y a urgence, dans la radio comme dans la télévision publique. Les jeunes sont baignés dans YouTube et consomment les programmes sur tous les écrans, de manière fragmentée et délinéarisée, à la carte. Ils ne regardent plus une chaîne de télé ou n’écoutent plus une station de radio, comme disent encore leurs aînés.

«S’il veut être à l’avant-garde, ce qui fait aussi sa mission, le service public doit donner plus de moyens aux auteurs et aux producteurs qui pensent leurs créations comme de véritables œuvres numériques. Cela signifie que la création audiovisuelle doit être pensée d’emblée pour se décliner sur différents supports, ce qui suppose un changement d’approche radical.

«Un producteur ne vit pas des revenus d'exploitation de ses œuvres. Il faut imaginer des systèmes de rétribution pour nous permettre de prendre des risques. Ce qui intéresse les nouvelles générations, ce sont plus des programmes, avec des postures de miroir, qui leur permettent de découvrir le monde en interagissant avec lui. L'ère des sachant-apprenant est terminée. Cela signifie que les problématiques liées au nouveau monde numérique comme le hacking ou la protection des données personnelles doivent occuper plus de place sur le service public. En innovant sur le fond, on innovera sur la forme.»

«Un système de l’offre et non de la demande»

Philosophe, essayiste et, depuis peu, membre de l'Académie française, Alain Finkielkraut produit et anime chaque semaine sur France Culture, depuis trente ans très exactement, l'émission Répliques. Il s'agit, pendant une heure le samedi matin, d'une conversation libre et prolongée entre deux invités, souvent auteurs d'ouvrages sur des problèmes philosophiques, sociaux, historiques, politiques ou littéraires, mais aussi sur des questions d'actualité.

«Pour moi, le service public a trois vertus. Il doit pouvoir nous permettre d’échapper à l’emprise publicitaire et il doit surtout proposer une autre gestion du temps que celle qui prévaut sur une radio ou une chaîne de télévision commerciale. Ce sont deux principes fondamentaux. On doit avoir le temps de s’exprimer sans être interrompu par des spots publicitaires.

«Troisième impératif, le service public idéal doit être un système de l’offre et non de la demande. On doit, bien sûr, tenir compte de l’attente et de l’appétit de l’auditeur et du téléspectateur, mais on doit pouvoir leur offrir aussi des programmes qui les dépaysent et qui les élèvent.

«Pour ce qui est de la radio publique, je la vois, dans l’idéal, comme une radio du patrimoine et de la vie des idées. La culture, c’est aussi une forme d’amitié avec les morts, ils doivent être présents dans notre quotidien. On doit pouvoir en parler et même les faire parler grâce à la richesse des archives sonores. Je pense notamment à des personnages comme Jankélévitch, Sartre, Lévi-Strauss, Claudel… La radio publique doit donner toute leur place aux grands textes, sous toutes leurs formes, et aussi aux idées. Qu’elle permette d’organiser des conversations aussi pluralistes que possible entre ce que l’on qualifie aujourd’hui de façon générique des intellectuels.»