Menu
Libération
Portrait

Frédéric Molas et Sébastien Rassiat : Joystick et tac

En se moquant des vieux jeux vidéo, le duo youtubeur du «Joueur du grenier» célèbre l’enfance des premiers geeks.
Frédéric Molas et Sébastien Rassiat à Fougères, en mars 2015 (Photo Cédric Martigny)
publié le 7 avril 2015 à 17h16

Sur les étagères, bien aligné, un condensé archéologique du jeu vidéo. On compte deux NES, une Nintendo 64, un Amstrad 464, une Game Boy, et on en passe. Sur les murs tapissés de posters Club Dorothée, le chevalier du Zodiaque Seiya vous tance à quelques centimètres d'un chatoyant Petit Poney. Sur la langue revient ce goût des tartines de Nutella englouties entre Dragon Ball et Nicky Larson, un matin d'automne loin des bancs de l'école. D'autres auront celui des BN quémandés chez le-voisin-qui-avait-une-Mega-Drive. Vous voilà dans le «grenier», musée entièrement dédié à la culture vidéoludique des années 80-90. Son gardien s'appelle Frédéric Molas. C'est aussi son salon. Depuis cinq ans, avec son acolyte Sébastien Rassiat, ils publient, sur YouTube, des vidéos sous le nom du Joueur du grenier. Installé sur son canapé, manette à la main et horrible chemise jaune sur le dos, il autopsie ce que l'industrie du jeu vidéo a fait de pire. Parce que c'était moche, ou impossible à finir sans balancer, de rage, sa manette dans la télé, ou encore parce que la traduction n'était même pas digne de celle de Google. Grimaces, effets spéciaux faits maison, humour absurde et blagues potaches ponctuent ces chroniques d'une vingtaine de minutes écrites et construites de façon très cut, et qui atteignent tranquillement les 2 millions de vues, dépassent parfois les 5 millions.

Aimables et pince-sans-rire, les deux drôles de geeks trentenaires reçoivent à Fougères, en Ille-et-Vilaine. Frédéric, personnage principal des vidéos, est volubile et direct. Sébastien, discret dans son hoody noir, gère la réalisation et les personnages secondaires. «Fred est un moteur, il sait ce qu'il veut. Seb est plus en retrait. Les deux ensemble, ça fonctionne», analyse Nicolas, ingénieur du son sur leurs tournages. Ces Mario et Luigi du streaming se sont rencontrés en 2006, non pas dans une convention de retrogaming - tous deux concèdent d'ailleurs ne pas être des spécialistes en ce domaine - mais lors d'une formation professionnelle dans l'audiovisuel, et après avoir, chacun de leur côté, arpenté quelques voies de garage. Ils synchronisent immédiatement leurs sens de l'humour - «pour un exercice, on avait créé une histoire avec des chats ninjas alors que tout le monde était très sérieux» - et décident de s'associer pour produire des vidéos pour les collectivités locales. Au bout de quelques mois, le projet capote. Alors, avant le game over, ils se marrent en adaptant les sketchs de The Angry Video Game Nerd, websérie américaine où un type s'énerve sur des jeux vidéo pourris. A ce moment-là, Fred passe naturellement devant la caméra. «Ça s'est fait comme ça. On a dit, "t'y vas, j'y vais", et puis, voilà !»

Très vite, leur épisode consacré à Dragon Ball sur NES fait exploser le compteur. Depuis, ils font la tournée des salons professionnels, signent des autographes plus vite qu'un combo de Street Fighter. Et quand ils choisissent de décliner leur concept de départ autour des dessins animés japonais estampillés Club Dorothée, ils cueillent à point la tribu des trentenaires prêts à entonner en chœur le générique de Candy, nostalgiques de cette époque où, souvenez-vous, on n'avait jamais entendu parler de modem 56K. «Ce qui lie les trentenaires, c'est qu'on a tous regardé la même chose : on avait les mêmes jeux, et pas autant de chaînes de télé qu'aujourd'hui», analyse Frédéric.

Eux naissent à un mois d'intervalle, en 1982. La mère de Frédéric est fonctionnaire de mairie, celle de Sébastien, aide-ménagère. Sans s'improviser Mireille Dumas de comptoir, on relève qu'ils perdent tous les deux leur père au cours de leur adolescence. Leurs vidéos suintent d'une tendresse assassine pour cette époque bénie de l'enfance, celle des jeux, dit Sébastien, «qui sentent le Chocapic», intimement liés à «cette période où on avait du temps et pas de responsabilités». Frédéric acquiesce. A la réflexion, il trouve ça bien «qu'un gamin grandisse sans Internet», et se reprend : «On parle vraiment comme des vieux cons.» Pourtant, la majorité de leurs spectateurs ont entre 18 et 24 ans. Plus que le retrogaming, c'est leur humour, baigné dans les Monty Python, les sketchs de François Pérusse et les films de Will Ferrel qui fait mouche. «Les jeunes sont nostalgiques de plus en plus tôt, constate d'ailleurs Frédéric. A 14 ans, ils te parlent déjà du bon vieux temps de leurs 10 ans !»

Il y a trois ans, ils décident de passer au niveau supérieur et quittent la région de Perpignan, où ils sont nés, pour cette ville fortifiée de 20 000 habitants où sont installés d'autres amis youtubers, afin de mettre leurs moyens en commun. La publicité sur YouTube leur rapporte, à chacun, 2 000 euros net par mois. Suffisant pour leur mode de vie, qui leur laisse à peine le temps de regarder quelques séries et jouer pour le plaisir, entre deux séances d'écriture à six mains (ils ont été rejoints par le chroniqueur de Jeuxvideo.com Karim Debbache), le tournage, le montage et la promotion du show. Ils ne se plaignent pas, mais pointent le trop-plein de charges qui pèsent sur les petits entrepreneurs. Frédéric se dit de droite, «mais pas celle du capital, celle de l'économie réelle, qui propose des choses concrètes». Il vote Dupont-Aignan, et aime s'accrocher sur ce sujet avec ses amis de gauche, «on croirait un débat Sega-Nintendo». Sébastien, lui, a voté Hollande un peu comme il regardait l'anime Juliette je t'aime en attendant le prochain Dragon Ball Z : sans conviction. Le 7 janvier, quand les coups de feu ont été tirés à Charlie Hebdo, ils n'ont pas ressenti d'électrochoc. Enfin, sauf quand Cabu est entré dans la liste des victimes. «Quand même, il était chez Dorothée, je le connaissais depuis que j'étais gosse», dit Sébastien.

Loin des polémiques qui secouent le jeu vidéo, ils n'ont pas suivi plus que ça le gamergate, qui a posé la question de la place des femmes dans ce milieu souvent très macho. «Peut-être que les nanas sont plus sensibles aux commentaires négatifs», avancent-ils, mais ils reconnaissent que c'est compliqué de se faire une place dans cet environnement laracroftisé. Ils sont chacun en couple, depuis environ deux ans. Ils ont croisé leurs copines respectives sur des événements liés à leur show. Avant, les filles, c'était pas trop ça. «Quand t'habites encore chez ta mère, c'est compliqué.» «Moi, j'étais le roi de la friendzone», rigole Sébastien. «Je m'intéressais à ce qui était à ma portée», confie Frédéric, en fort surpoids jusqu'il y a encore deux ans. Depuis qu'il s'est maqué, il a perdu 60 kilos. Son visage s'est creusé, ses expressions se sont modifiées, ses fans lui reprochent d'avoir perdu son côté nounours. «Je suis un peu moins cliché», s'excuse-t-il presque. De toute façon, il ne compte pas rester éternellement dans la peau de ce personnage qui, pense-t-il, va bientôt lasser. Les deux joueurs n'ont pas encore perdu toutes leurs vies.

En 4 dates

12 octobre 1982 Naissance de Sébastien Rassiat.

26 novembre 1982 Naissance de Frédéric Molas.

2006 Rencontre à Perpignan lors d'une formation.

Septembre 2009 Première vidéo du Joueur du grenier.