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Libération

L’électeur lepéniste en médiateur familial

publié le 12 avril 2015 à 17h06

Yann Barthès exulte : c'est le printemps, il fait beau, et le clan Le Pen se déchire. Alléluia, chers téléspectateurs du Petit Journal, savourez avec nous le délicieux spectacle, le délectable feuilleton ! Quel plaisir que la désolation des militants et sympathisants frontistes, de préférence en Paca, harponnés par toutes les chaînes, de micro-trottoir en micro-trottoir. Où l'on voit que Barthès a encore du chemin à faire pour comprendre la politique. Car l'exclusion possible de l'ancêtre infréquentable va mécaniquement rendre définitivement fréquentable le mouvement de Marine Le Pen. Il n'est qu'à voir, justement, les micro-trottoirs en question : un festival de citoyens raisonnables, sensés, écartelés par le douloureux divorce, un récital de délicatesse et de compréhension à l'égard de l'ancêtre immontrable. Interrogé par la télé au fil des décennies, l'électeur lepéniste fut, tour à tour, un raciste honteux, un terrorisé hargneux, un citoyen décomplexé. Le voici maintenant en position d'arbitre, de sage, de médiateur familial. La dédiabolisation est en marche.

Mais l'exultation de Barthès n'est pas la note dominante des éditorialistes, chroniqueurs et présentateurs qui meublent l'info continue. Domine dans un premier temps l'incrédulité. Trop incroyable pour être vrai ! Politique, guerre, meurtre du père, rivalités familiales : le sujet est trop parfait pour être plausible. Cette guerre qui se transporte des matinales aux 20 heures, à grands coups de «M. Le Pen» et de «Mme Le Pen», où, à la place de vaisselle, on s'envoie à la figure des ustensiles divers : statuts du parti, rétrospectives sur Pétain et exégèses sur «l'Europe boréale» : le match est arrangé, pas possible autrement.

C’est malin ! Juste au moment où il revenait dans la famille, où on lui inventait un rôle. Juste au moment où sa biographie sulfureuse était devenue un accessoire vaguement décoratif du dispositif mariniste, le dérapage témoin, l’ignominie étalon. Juste au moment où des journalistes politiques pouvaient s’appuyer sur ses vaticinations pour dézinguer sa fille. Juste au moment où il devenait, non pas aimable, mais fréquentable sans honte. Juste au moment où le producteur socialiste Serge Moati pouvait plastronner avec lui sur les plateaux, en un improbable duo de vieux adversaires complices. Où les avant-soirées de la télé commençaient à l’accepter comme un vieil oncle familier, à le chatouiller du bout d’une tige, pour l’écouter pousser ses rugissements fatigués, à le trouver pittoresque, à l’inviter avec des humoristes et des comédiens, à pouvoir rigoler avec lui, se souvenir ensemble de ces années où on avait peur du loup. Tu te souviens, comme on tremblait quand on était petits ? Et le 21 avril 2002 ! Quel grand frisson, quand même ! Tout ça pour finir en bibelot, quel destin que le tien !

L'infamie terminale, si près de la quasi-réhabilitation. «Mais ça fait trente ans qu'il répète la même chose, et il a été condamné 19 fois. Pourquoi réagir cette fois-ci, plutôt que lors de tous ses dérapages précédents ?» demande sans réponse Gilles Bouleau à Marine Le Pen, sur le plateau du 20 heures de TF1. Mais Bouleau peut bien s'évertuer en vain à sonder la sincérité de la colère de la fille (et il a raison de le faire), c'est le système audiovisuel tout entier qui était tout prêt, comme elle, à passer l'éponge sur les taches de la biographie paternelle, dans son embarras à inventer un rôle sur mesure à cet objet politique étrange : l'infâme «président d'honneur» du «premier parti de France». Il n'est qu'à voir sa timidité au système, à se saisir des enquêtes de la poignée de journalistes d'investigation s'obstinant à chercher des poux au FN, sur son financement ou ses étranges accointances poutiniennes. Parlez-nous plutôt des rapports entre la tante et la nièce !

De ce printemps meurtrier chez les Le Pen, Barthès a bien tort de se réjouir. Si le feuilleton se termine comme il semble devoir le faire, tous deux y gagneront. Le père parce qu’il sortira par le haut, en guerrier, échappant à son destin de père consort. Et la fille parce que son père lui apporte sur un plateau une préférence nationale moderne, soft, parfaitement présentable.