D'accord, on adore taper sur France Inter. Ou sur France Culture, ou sur France Info. Mais qu'ils disparaissent pendant un mois et on réalise ce qu'on perd. Ce n'est pas seulement que s'impose l'obligation matinale exténuante de slalomer entre les pubs des radios privées, pour capter quelques secondes de programme. Ce qu'on perd, c'est une certaine hiérarchie de l'information, évidemment jamais parfaite, mais tout de même témoignant, de la part de ceux qui font ces radios, d'une certaine exigence. On aimerait pouvoir en dire autant du 20 heures de France 2, journal phare du service public télé. Mais la vérité oblige à dire que toute trace d'exigence de service public s'y est perdue depuis longtemps. Exemple parmi tant d'autres, un fait divers tragique. A la Réunion, un adolescent de 13 ans a été déchiqueté par un requin-bouledogue, en surfant sur une plage interdite à la baignade. France 2 a récupéré sur une chaîne réunionnaise le témoignage de son père. «Il revient sur la présence des squales autour de l'île. Il livre sa version et sa vérité», annonce David Pujadas en titre. Traduisez : il va dire n'importe quoi, mais c'est un témoignage fort. Pour peu qu'on parle le Pujadas, on est prévenus. Mais tout le monde ne parle pas le Pujadas.
Arrive donc le témoignage. Le commentaire nous prévient que le père va dire «sa détermination à voir la situation changer. Il trouve que tout va trop lentement». Très bien. Attendons donc une réflexion sur les causes du drame, des suggestions sur «ce qui doit changer». Et voici donc le père. Sa fille, la sœur de la victime, est sur ses genoux, muette, impassible. Et le père raconte le départ du gamin, le matin fatal. «Il avait dit : "S'il n'y a pas de sécurité, je ne surferai pas." Il est allé surfer.» La zone était interdite à la baignade. Son fils y est allé tout de même. Pourquoi sur cette plage-là, et pas sur une autre, comme il l'avait indiqué à ses parents en partant ? On ne sait pas.
Et tout à coup, on comprend que ce n’est pas à nous que s’adressent cette douleur, cette colère. Elles s’adressent à son fils mort, à lui-même peut-être, qui s’en veut d’avoir fait confiance à l’enfant. Mais ça ne nous regarde pas. Pas du tout. On ne veut pas assister à ça. Il aurait fallu nous avertir, attention, vous allez voir quelque chose qui ne vous regarde pas du tout, ne restez que si vous être friands du malheur d’autrui.
Et le père termine : «Je vais en appeler aux autorités de Paris. Messieurs, regardez mes yeux rougis par la douleur. Aujourd'hui, vous ne voulez pas de responsabilité pénale pour éviter d'être emmerdés, mais vous avez une responsabilité morale. Aujourd'hui, il faut réguler la population requin.» Ouf, voilà, c'est dit, en un mot mais c'est dit, voilà la solution, on a trouvé : il faut tuer du requin, pour pouvoir surfer en paix.
Pujadas pourrait enchaîner par une enquête scientifique sur le requin-bouledogue, et l’honneur serait presque sauf. Mais non. On passe au sujet suivant, le meurtre d’une fillette à Calais. Il est vrai qu’on ne sait pas grand-chose sur les requins-bouledogues, au large des plages réunionnaises.
Pourquoi attaquent-ils les surfeurs ? Pour défendre leur territoire, ou parce qu’ils les prennent pour des tortues de mer ? On ne sait pas, même si le squale est le sujet d’une étude scientifique de grande ampleur depuis quelques années. Dans le scénario, les requins ne sont donc pas des méchants idéaux. Les pêcheurs ? Non plus. On ne sait pas si les lignes qu’ils placent auprès des côtes contribuent à régler le problème ou l’aggravent, en amenant le requin à se rapprocher des côtes. L’Etat ? Si l’Etat savait quoi faire, on n’aurait pas manqué de le souligner.
Pourquoi France 2 diffuse-t-elle ce témoignage ? Qu’est-ce qu’il apporte ? On comprend qu’une chaîne locale le diffuse. Le père est peut-être connu localement, c’est peut-être même une figure locale. Mais sur une chaîne nationale ? Cette dérive vers le trash de l’information de France 2, personne n’en parle. Dans le processus, pour l’instant d’une totale opacité, de la désignation d’un nouveau président de France Télévisions, cela ne constituera pas «un sujet», comme on dit. Tout va bien, puisque le 20 heures de France 2 talonne en audience celui de TF1. Ce journal, précisément, a réalisé 21% de part d’audience, soit un très bon score pour France 2. Merci au requin-bouledogue.