Evgeny Morozov (photo DR) est l’une des voix les plus critiques, et parfois féroces, à l’encontre la Silicon Valley. Après avoir questionné le pouvoir libérateur des réseaux sociaux, il s’est attaqué au «solutionnisme technologique» dans un ouvrage récent (
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, FYP éditions, 2014).
Les objets connectés, dits intelligents, se multiplient dans notre quotidien. Est-ce un progrès, un risque, ou les deux ?
Deux problèmes se posent : l’un concerne ce que j’appelle «l’automatisation cognitive» - soit, grosso modo, à quel point nous sommes à l’aise avec l’idée de déléguer à des machines nos pensées, intuitions et émotions. L’autre touche au rôle croissant que jouent les données personnelles - sans lesquelles nombre d’appareils et de plateforme ne seraient pas «intelligents» - dans les champs politique et économique d’aujourd’hui. De façon générale, je dois avouer que je suis un grand fan de l’automatisation. Il n’y a aucune raison pour que les humains accomplissent des tâches quotidiennes ennuyeuses qui peuvent être faites par des machines. Mais chaque citoyen devrait avoir un socle de compétences, même si ces compétences sont devenues technologiquement obsolètes. Dans certains cas l’automatisation consiste à repousser les limites de la déqualification, sauf que ce sont des capacités cognitives, intellectuelles, et bientôt peut-être émotionnelles, que nous acceptons de perdre.
De nombreux acteurs de la santé ou de l’assurance sont de plus en plus intéressés par les objets connectés. Doit-on s’en inquiéter ?
Tous ces objets personnalisés à l’extrême vont certainement achever de détruire les quelques restes de solidarité et de respect mutuel laissés par des années de dogme néolibéral. En gros, l’Etat providence, qu’on l’aime ou qu’on le déteste, présupposait un certain degré d’ignorance. La prolifération de capteurs nous permet de combler ce vide, nous donnant quantité d’informations sur les «profils risques» de la plupart des citoyens. Si je sais que ma santé est bien meilleure que celle de mon voisin, pourquoi subventionnerais-je son mode de vie pas très sain ? Ces questions sont au cœur de la transformation de l’Etat providence. Les appareils connectés, aussi excitants soient-ils, ouvrent une voie encore plus sinistre : une montre connectée ne va pas transformer une assurance en œuvre de charité. Tout le monde ne pourra pas obtenir des réductions - quelqu’un va donc devoir payer plus. Et je suis presque sûr que ces gens-là seront les pauvres, les gens malades, les plus vulnérables.
A quel point ces objets peuvent-ils modifier votre comportement ? Comment imaginez-vous notre futur en tant que «corps connectés» ?
Pour le dire très simplement, ces objets remplissent le vide laissé par la défaite des mouvements politiques radicaux ces dernières années. La pression sur les individus ne cesse d’augmenter, que ce soit en termes d’apparence et de santé - on doit tous avoir l’air de vivre en Californie ! - ou de temps et de salaire - faire toujours plus, avec toujours moins. Comment peut-on gérer cette pression ? On y répondait habituellement via un processus politique, en limitant le temps de travail ou en revendiquant des soins médicaux gratuits ou presque. Tout ça touche à sa fin, alors que la pression continue d’augmenter.
La technologie joue désormais un rôle magique : elle nous aide à reprendre possession de nos existences colonisées par le néolibéralisme. On s’entoure donc de gadgets magiques, qui passeront commande au supermarché quand il n’y aura plus de lait dans le frigo, pour gagner quinze minutes de temps libre, qui - ô ironie ! - seront certainement consacrées à répondre à des mails pro.
Quelles sont les implications de cette «quantification de la vie» ?
On vit dans une période très confuse, caractérisée par ce que j’aime appeler «l’asymétrie épistémique» : les citoyens sont entièrement transparents, quantifiables, tandis que les institutions sont plus opaques que jamais. Quand on parle de «quantification de la vie», on doit donc avoir en tête qu’un seul élément du système politique - le citoyen - est «quantifié».
Répétons-le : il s’agit d’un type de politique qui s’accommode plutôt bien du paradigme néolibéral et de ses débats infinis sur la responsabilisation de l’individu. C’est le genre de discours qui ignore les structures et les hiérarchies du pouvoir, pour la simple et bonne raison qu’il ne peut pas - ou ne veut pas - les voir. Cette alliance tactique entre les limitations épistémiques du big data et les transformations politiques du néolibéralisme représente l’une des plus grandes menaces à la démocratie aujourd’hui.
Comment les utilisateurs peuvent-ils tirer profit de ces technologies sans être eux-mêmes dépassés ? Comment peuvent-ils rester maîtres ?
Je soutiens depuis toujours que les technologies, dans un certain sens, sont des concentrés d’idéologies politiques. Prenez n’importe quel gadget de la Silicon Valley et vous verrez l’ensemble des présomptions qu’il contient sur le citoyen, le régime politique et plus largement sur la vie publique. Rien ne se produira tant que nous ne serons pas prêts à questionner le rôle de la Silicon Valley lorsqu’elle fournit des services qui relevaient traditionnellement de l’Etat. N’est-il pas évident que sans changement radical, Google fournira dans dix ans des services bancaires, des systèmes de santé et d’éducation ? Pour moi, c’est limpide.
On ne peut pas se permettre de déléguer les questions relevant de la technologie au seul marché, de les gérer comme de simples consommateurs. Non, il faut traiter la technologie de la même façon que la monnaie : c’est l’une des puissances centrales qui organise la vie moderne. Un pays qui abandonne sa capacité souveraine à fabriquer et organiser les technologies court plus ou moins le même risque qu’un pays abandonnant sa capacité à frapper et organiser sa propre monnaie.