Menu
Libération

Lenglet, ou la coolitude du libéralisme

(Illustration Stefano Rossetto)
publié le 26 avril 2015 à 17h06

François Lenglet (France 2) est de sortie sur le plateau de C à vous (France 5). «L'économie cool», annonce son panneau de présentation. C'est vrai qu'il est cool, le chauve à graphes des émissions de Pujadas. Et sympa. Si modeste, si humble, derrière ses graphiques, ses effets spéciaux créatifs, si rigolo quand on le voit sautiller sur les courbes de la croissance ou du déficit. Tout sauf arrogant. Il faut l'entendre, s'excuser de ses concessions à la mise en scène. Oui, quand on parle d'économie à la télé, on fait de la mise en scène. On est bien obligé, avec cette matière réputée aride. On ne croirait pas, mais parler sur un fond vert, comme un présentateur météo, c'est super dur. Je suis arrivé à la télévision tout à fait par hasard, avec appréhension, et une certaine forme de réticence, comme tous les timides. On ressort des images d'archives. Le chroniqueur Pierre Lescure le plaisante sur sa calvitie. On s'amuse bien.

Et tout d’un coup, dans le flot des questions cool et rigolotes, celle-ci : parmi toutes les personnalités politiques que vous avez interviewées, laquelle est la plus nulle en économie ? Apparaissent quatre photos : Emmanuel Macron, Nicolas Sarkozy, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen. Répondez-nous, François Lenglet. Et attention : sans idéologie, hein ?

«Pour le coup, commence Lenglet, il y en a deux qui ont une approche très idéologique de l'économie. C'est Jean-Luc Mélenchon, et Marine Le Pen.» Flairant le piège, il nuance aussitôt : «C'est pas pour ça qu'ils sont nuls. Au contraire. Ils sont assez ferrés sur l'économie.» Mais, tout de même, il tient à rappeler «leurs orientations, leurs biais, qui sont pour certains très contestables. Avec Sarkozy et Macron, on est dans des profils plus classiques, avec une culture réformiste et relativement libérale».

Flairant lui aussi le piège (surtout, éviter que l'émission se laisse enfermer dans le cercle étroit sarko-macronien), Patrick Cohen se fend de l'objection rituelle : «Mélenchon et Le Pen vous rétorqueraient que c'est les deux autres qui ont une culture idéologique de l'économie. On voit l'idéologie souvent dans l'œil de l'adversaire.» Lenglet, précisant sa pensée : «Mélenchon et Le Pen considèrent que l'économie doit être asservie à un projet de société. Je pense que c'est moins le cas pour Macron et Sarkozy, qui considèrent que le fonctionnement du marché peut constituer une base à partir de laquelle on organise une société.» Certes. Mais, avec toutes les précautions cool, le message est passé : aux yeux du manitou de l'économie de la télévision publique, le libéralisme est aussi naturel que l'air qu'on respire.

La même semaine, un nouveau média apparaît à Bruxelles, salué par ses confrères unanimes : Politico. C'est une filiale du Politico américain, un site modernissime, qui a ringardisé d'un coup la vieille presse vermoulue. On en parle même dans la série House of Cards, c'est dire s'il est moderne, on va voir ce qu'on va voir. Premier article de son responsable, Pierre Briançon (rédacteur en chef à Libé dans une vie antérieure) : une charge au canon contre Syriza et le Premier ministre grec Tsipras, qui a «dilapidé la bonne volonté de ses partenaires européens». «Syriza est nouveau au pouvoir, et ses dirigeants n'ont aucune expérience gouvernementale. Ils opèrent selon la conviction que "tout est politique" - la croyance que les réalités économiques peuvent recevoir une forme et être transformées par le seul pouvoir des idées», déplore Briançon. Et cette phrase : «Les officiels européens avaient espéré qu'après avoir été quelque temps au pouvoir, M. Tsipras apprendrait l'art du compromis et des dures décisions. Mais Syriza gouverne de la même manière que s'il était en campagne.»

Quel scandale ! Gouverner «comme si on était en campagne». Tenter de tenir ses promesses, d'être fidèle à ses électeurs ! Bref, en moins cool, la schlague en plus (ne nous plaignons pas, on a le choix !), Briançon dit la même chose que Lenglet : la politique n'est qu'une tentative dérisoire de détourner le fleuve majestueux de l'économie. Etre pour le travail le dimanche, ce n'est pas idéologique. Y être opposé, c'est idéologique. Ecrire, «le patronat est inquiet» n'est pas idéologique. Ecrire «le patronat combat», c'est idéologique. Etc. Etc. Le nom de Politico est mal choisi. Il aurait plutôt dû s'appeler Economico, ou Austerico.