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Surveillance : pour une autre politique des algorithmes

A l'heure où les politiques algorithmiques des sociétés de service semblent avoir vocation à gouverner le monde, quelles solutions nous reste-t-il ?
«La question n’est pas de savoir s’il faut accepter ou refuser une surveillance toujours plus prégnante, il faudra nécessairement composer avec elle.» (Photo Kacper Pempel. Reuters)
publié le 9 mai 2015 à 16h46

«Lorsque les algorithmes sont devenus capables de détecter des comportements d'achat en ligne, je n'ai rien dit car je n'achetais que très peu en ligne. Lorsqu'ils ont détecté des comportements terroristes, je n'ai rien dit car je n'étais pas terroriste. Lorsqu'ils ont détecté des comportements de joueurs compulsifs je n'ai rien dit car je n'étais pas un joueur compulsif. Lorsqu'ils ont détecté l'ensemble de mes comportements, il ne restait plus personne pour protester.» Voilà où nous en sommes aujourd'hui, c'est-à-dire en 2015. Quelques années après 1984 de Georges Orwell, alors qu'en 1983 naissait le réseau internet tel que nous le pratiquons aujourd'hui, c'est-à-dire une interconnexion de différents «sous-réseaux».

A l'occasion des débats parlementaires récents sur le projet de loi renseignement, à l'heure également où le rôle et l'oligopole de quelques grands acteurs (Google, Facebook, Amazon, Apple) posent un nombre grandissant de questions sur les politiques algorithmiques qui semblent avoir vocation à gouverner le monde depuis un «simple» comportement d'achat jusqu'à des tâches régaliennes relevant de l'éducation ou de la santé, à l'heure enfin où ces algorithmes et ces sociétés de services, de Google à Uber et de Facebook à Airbnb, refaçonnent et parfois disloquent des pans entiers de l'économie, jamais la question d'une possible gouvernance algorithmique ne fut aussi prégnante, jamais elle ne souleva, à l'échelle des bientôt 4 milliards d'individus connectés, de questions d'une telle ampleur et d'une telle radicalité.

Car sauf à réclamer un retour à l’éclairage à la bougie, nul ne peut aujourd’hui prétendre s’abstraire totalement de cette détection, et donc de cette surveillance algorithmique.

Nul ne peut également, sauf au prix d'une grande naïveté, prétendre la réguler par le seul levier de la législation, fut-elle la plus contraignante possible. «Code is Law», le code (informatique) est la nouvelle loi comme l'écrivait Lawrence Lessig dans un article fondateur en janvier 2000. Un code qui ignore le principe de territorialité de la loi ou qui, à tout le moins, dispose d'une fascinante capacité à le distordre. «Nul n'est censé ignorer la loi» devient «nul n'est censé ignorer le code».

Pire, nul ne peut aujourd'hui, à l'échelle individuelle prétendre durablement tromper, mentir ou dissimuler aux algorithmes la nature réelle de ses comportements, de ses préférences (sexuelles, politiques, religieuses, ou simplement «consuméristes»).

La question n’est donc pas de savoir s’il faut accepter ou refuser une surveillance toujours plus prégnante, toujours plus omnisciente. Il faudra nécessairement composer avec elle. La question n’est pas non plus de savoir si l’on pourra au moins s’abriter derrière l’idée commode que la collecte d’un tel volume de données rend leur exploitation à des fins politiques ou idéologiques difficilement réalisable : ce serait mal connaître la puissance de l’ennemi que l’on prétend combattre. Car nous n’en sommes qu’au commencement. Demain, avec l’internet des objets ce seront 50 milliards de nouveaux capteurs qui feront partie de nos vies, qui pour chaque service qu’ils nous rendront, pour chaque action qu’ils faciliteront, garderont également une trace et des données permettant de détecter des comportements à une échelle et avec une granularité qui nous semble encore inimaginable.

La première réponse à ces questions se trouve du côté de l'éducation. Au-delà du code, il faut enseigner la publication si l'on ne veut pas sombrer dans un inédit et massif analphabétisme numérique qui laissera le champ libre à tous les totalitarismes algorithmiques. Car le «code» est le nouvel alphabet mais le «rendu public» est sa nouvelle grammaire, sa nouvelle syntaxe.

L’autre solution se trouve du côté du marché : le point commun de l’ensemble de ces sociétés est d’avoir commencé par bâtir un index ou à s’être approprié ceux existants. La force de Google est de disposer de l’index des pages web publiques. Celle de Facebook de l’index d’1,5 milliards de profils. Celle d’Airbnb de celui de biens immobiliers. Des index faits de nos données, des index dont nous produisons quotidiennement et gratuitement la valeur ajoutée : en publiant des contenus, en les décrivant à l’aide de photos et de mots-clés, en établissant des liens hypertextes permettant de les relier et donc de les décrire.

Nous avons besoin de réancrer dans l’espace public ces logiques d’indexation qui président et autorisent toutes les déviances, toutes les surveillances, si l’on laisse au seul marché le soin de leur régulation. Nous avons besoin d’un index indépendant du web. A la fois pour permettre à de nouveaux acteurs de s’installer en concurrence avec les actuels oligopoles, mais également pour offrir aux citoyens et aux gouvernements démocratiques la possibilité de briser l’aliénation que leur font subir de facto les grandes puissances du numérique, les oligarchies du code. Si nous n’y parvenons pas rapidement, nous devrons alors faire face à une autre figure de l’index : celle qui désigne, qui pointe du doigt et est source de toujours davantage de discriminations. Celle d’une mise à l’index de nos espérances démocratiques.

Olivier Ertzscheid est maître de conférences en Sciences de l'information et de la communication à l'IUT de La Roche-sur-Yon (Université de Nantes). Il tient par ailleurs le blog Affordance.info et a publié Qu'est-ce que l'identité numérique ? Enjeux, outils, méthodologies nouvelle édition [en ligne], OpenEdition Press, 2013.