Cette capacité du système, à créer des scandales à partir de rien ! Prenons l'affaire Ménard, ce maire de Béziers qui compte les petits Mohammed de sa commune, mais sans fichier, n'est-ce pas, en calcul mental. Il faut se souvenir comment démarre l'affaire Ménard, pour voir comment les feuilletons médiatiques s'autogénèrent, s'autoengendrent. Dans la chaîne des causalités, l'affaire démarre d'abord parce que l'émission Mots croisés, de France 2, a décidé que le sujet de la semaine était le psychodrame entre Marine et Jean-Marie Le Pen.
Ce choix lui-même n'a rien d'évident. Mots croisés aurait puchoisir d'évoquer la loi sur le renseignement, votée le même jour à l'Assemblée, ou la loi Macron, actuellement en discussion au Sénat dans l'indifférence générale. Mais l'émission a préféré Le Pen, parce qu'elle sait que les affaires Le Pen font de l'audience, tout aussi mécaniquement que Match consacre régulièrement sa une aux Grimaldi.
Les belligérants Le Pen et leurs proches ayant décliné l'invitation, on s'est rabattu sur les bons clients habituels, ceux qui ne refusent jamais, dont Robert Ménard, donc. Lequel dégaine sa statistique à décimale - «il y a 64,6% d'élèves de confession musulmane à Béziers» - dans le feu du débat. Mais personne ne relève. Et il faut attendre la question d'un téléspectateur sur Twitter, à la toute fin de l'émission, pour que Robert Ménard confirme qu'il établit des statistiques de petits Mohammed de sa commune, même s'il n'en a pas le droit. C'est parti pour l'emballement : indignation immédiate sur Twitter, relayée par les politiques, rétropédalage baroque de Robert Ménard, perquisition à la mairie, convocation de Robert Ménard par la police, et fin (provisoire ?) de la séquence le surlendemain matin.
En d'autres termes, si Mots croisés avait décidé de traiter d'un autre sujet, il n'y aurait pas eu d'affaire Ménard, affaire se subdivisant ensuite en polémique politique, en «sujet de fond» (faut-il ranimer le débat sur les statistiques ethniques ?), et en quolibets pour chroniqueurs d'émissions d'avant-soirée (regardez dans ces extraits le rétropédalage de Robert Ménard, regardez bien, trop drôle, vraiment trop drôle). Autrement dit, les sujets s'autoengendrent, et la polarisation crée la polarisation. Plus le système décide que les ménarderies, les proto-ménarderies, les para-ménarderies sont des sujets importants, plus il génère, mécaniquement, de sous-sujets.
Ce qui est vrai pour le feuilleton Ménard l’est tout autant pour tous les feuilletons jumeaux, celui de la veille, celui du lendemain. La veille, justement, ou l’avant-veille, la même capacité d’indignation avait été mobilisée par l’affaire de la jupe longue - une collégienne de Charleville-Mézières exclue de son collège pour port de jupe trop longue, habit présumé témoigner de convictions religieuses ostentatoires. Même mécanique : indignation et quolibets sur les réseaux sociaux, prompte réaction ministérielle, tout juste cette fois a-t-on échappé de peu à l’annonce du vote d’une nouvelle loi. Et dans les jours suivants, répliques, comme après un tremblement de terre : apparition d’un nouveau cas de jupe trop longue dans le Loiret, etc.
Outre la mécanique, toujours la même, le plus fascinant dans ces feuilletons à obsolescence programmée est leur capacité d’autodissolution, après une durée de vie de vingt-quatre heures. Cela les rend d’ailleurs invulnérables à toute tentative de pensée critique, de mise en perspective, ou d’enquête précise sur les faits. Autant tirer des bulles de savon au ball-trap. A Béziers, il apparaît très improbable qu’existe un fichier des prénoms musulmans en bonne et due forme, et très probable que Robert Ménard a divagué sur le plateau de France 2. A Charleville-Mézières, il apparaît qu’un groupe de collégiennes, par le port concerté de jupes longues, cherchait à provoquer la direction du collège, après avoir été réprimandé pour port de voile. Mais ici comme là, ces précisions ne parviendront au public qu’après la fin de l’emballement. Le commentaire voyage à la vitesse de la lumière, quand l’enquête passe péniblement le mur du son.