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Libération

Actionnaires contre journalistes : la coupe du «Monde»

publié le 17 mai 2015 à 18h16

Ils sont trop bons de se donner tant de souci, les trois actionnaires du Monde. Avec les tracas de tous ordres qui les assaillent, ces brasseurs d'affaires tout occupés de choses sérieuses, ils se donnent encore la peine de s'occuper de ces futilités : nommer un directeur du journal !

Exercice qui ne présenterait pas de difficultés particulières, s’il ne passait par la confrontation avec cet organe paranoïaque, irréaliste, schizophrène, déraisonnablement composé de grands enfants gâtés, qu’on appelle une rédaction.

D'autant que franchement, à quoi peut bien servir un directeur du Monde sous Bergé, Niel et Pigasse ? Pour serrer les boulons, contraindre les uns et les autres à une productivité minimale, il suffit d'un gestionnaire : ils l'ont, en la personne de Louis Dreyfus, président du groupe, en poste depuis cinq ans, et qui donne toute satisfaction.

Pour remplir le journal, la cause est entendue, des journalistes sont encore nécessaires - en attendant que des algorithmes puissent prendre leur place. Mais entre les deux ?

En hommes occupés qu’ils sont, les actionnaires ont évité de faire perdre du temps à tout le monde. Comme l’exige le pacte conclu avec la rédaction, ils ont auditionné trois candidats. Aucun des trois n’emportant l’adhésion, ils en ont choisi un quatrième, Jérôme Fenoglio.

Et voilà que la rédaction le recale. Mais que veulent-ils, à la fin, ces journalistes ? On sauve leur journal du dépôt de bilan. On assure les salaires. On leur trouve un directeur, auquel personne n’a rien à reprocher. Et ils font les délicats.

Blague à part, cette épreuve de force entre rédaction et actionnaires est décisive, s'agissant de l'indépendance future du journal. Depuis sa prise de contrôle par les trois hommes d'affaires, les escarmouches n'ont pas manqué, notamment avec l'un des trois, Pierre Bergé, lequel ne se prive jamais de faire savoir sur Twitter tout le mal qu'il pense de tel ou tel article, ou du recrutement de tel ou tel collaborateur. Lors de la récente affaire SwissLeaks, le Monde ayant publié les noms de quelques détenteurs ou anciens détenteurs de comptes HSBC, ces piques se sont transformées en attaque en règle.

«Pour moi, c'est du populisme, c'est flatter les pires instincts, a lancé Bergé sur RTL. Ce n'est pas ça que devrait être journal, en tout cas un journal comme le Monde. Et ce n'est pas pour ça que je suis venu au secours du Monde, que j'ai permis aux journalistes du Monde d'acquérir leur indépendance. La délation, c'est la délation. Jeter en pâture des noms, c'est jeter en pâture des noms.» De son côté, Matthieu Pigasse parlait de «maccarthysme fiscal».

Ces attaques ne sont pas restées sans réponse. Les journalistes du Monde les plus hardis ont répliqué sur Twitter, en exprimant de plus en plus ouvertement l'énervement symétrique que suscitent chez eux les énervements de l'actionnaire octogénaire.

Directeur intérimaire sortant, Gilles Van Kote a rétorqué à Bergé que «ce sont des décisions qui sont d'ordre éditorial, et du ressort de la direction du journal», manquant sans doute là l'occasion d'être prolongé dans son poste.

Interrogé sur les plateaux de télé où il se multiplie, Xavier Niel, avec son bon sourire de geek néo baba cool, s'est efforcé de couvrir son associé : oui, Bergé s'énerve, c'est de son âge. Mais les journalistes du Monde n'écrivent-ils pas ce qu'ils veulent ?

On aurait pu imaginer que se prolonge, pour le bénéfice de tout le monde, cet affrontement à ciel ouvert, qui n’est finalement pas le plus malsain des modes de cohabitation. Mais l’âpreté de la bataille pour la nomination du directeur montre que les actionnaires ne s’en satisfont pas.

Contrairement au fantasme habituel, le poids de l’actionnaire sur un média qu’il contrôle s’exprime rarement par des pressions quotidiennes sur tel ou tel article, pressions immanquablement vouées à l’échec. Le poids de l’actionnaire s’exprime par le choix décisif des dirigeant(e)s chargé(e)s de faire tampon entre la rédaction et eux.

Qu’est ce qu’un dirigeant de média ? La résultante d’une multitude de facteurs : son origine sociale, sa biographie, ses convictions, ses aptitudes professionnelles, et…les conditions de sa nomination. A qui il la doit, dans quelles conditions elle s’est exercée, dans quelles conditions s’exercera un éventuel renouvellement, etc.

Si Jérôme Fenoglio avait été élu, quels que soient ses mérites, ses capacités, son talent, sa force de caractère, il aurait été dans la main des actionnaires, à qui il aurait été redevable de sa nomination, et plus encore dans les conditions de la semaine dernière, après qu’ils auraient insolemment forcé la main à la rédaction.

Et il semble l'avoir compris qui, au moment où cette chronique est rédigée, assurait «qu'il ne sera pas le directeur issu d'un coup de force des actionnaires». Le match se poursuit.