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Libération
Interview

Patrick Eveno : «Un titre apporte de l’immatériel»

Patrick Eveno, spécialiste des médias, analyse les motivations des investisseurs.
publié le 29 mai 2015 à 20h56

Historien de la presse et président de l’Observatoire de la déontologie de l’information, Patrick Eveno analyse les récents mouvements de concentration dans la presse.

L’acquisition du Parisien par LVMH vous étonne ?

On savait que la famille Amaury voulait se désengager du Parisien, et se recentrer sur le sport. Pourquoi Bernard Arnault ? Francis Morel, PDG des Echos, qui avait déjà négocié le rachat de ce journal quand il était au Figaro, a joué un rôle important. Mais, pour une telle opération, il fallait l'assentiment de l'actionnaire derrière.

Pourquoi Arnault a-t-il donné son feu vert, alors ?

Pour redorer son image écornée lors de son aller-retour en Belgique. Il s'est aperçu que posséder les Echos ne lui suffisait pas en termes de réseaux. Ce n'est pas pour influencer le Parisien sur le plan éditorial. Les nouveaux actionnaires savent très bien qu'ils ne peuvent pas imposer à une rédaction de traiter d'un sujet, sous peine de bronca et de publicité contre-productive. Mais la propriété d'un titre apporte quelque chose d'immatériel : il y a du respect vis-à-vis de ceux qui ont une surface médiatique importante. Par ailleurs, Bernard Arnault ne fait jamais rien au hasard. Je crois que les noms «le Parisien» et «la Parisienne» signifient quelque chose pour le monde du luxe. Ces marques, déposées par Amaury, vont tomber dans l'escarcelle de LVMH.

L’aura des marques de presse expliquerait les concentrations actuelles ?

Depuis les années 2000, on a plutôt assisté à un mouvement de déconcentration. On n'a jamais pu constituer de grands groupes de presse en France, mais des groupes moyens : Lagardère, Hersant et Havas-Vivendi. Car les journaux ne sont plus rentables depuis les années 70. La France n'a pas eu de vrais industriels du secteur comme Bertelsmann, Murdoch ou Axel Springer. Les politiques n'en voulaient pas : quand Havas a voulu acheter le Figaro en 1974, Giscard d'Estaing s'y est opposé. Chirac était contre un rapprochement entre Havas et Lagardère. Le pouvoir craignait leur trop grande indépendance. On a donné TF1 à Bouygues pour éviter qu'elle ne tombe pas dans le giron d'un groupe de presse. Les trois qui se sont constitués dans les années 70, Lagardère, Hersant et Havas-Vivendi avec la CEP communication, ont explosé dans les années 2000. L'onde de choc qui a suivi la disparition de Hersant, la vente du groupe à Dassault, n'est pas finie. On le voit à Nice Matin et à la Provence.

Qu’en est-il depuis ?

De petits prédateurs rachètent une bricole qui ne coûte pas cher au tribunal de commerce. Pour un euro symbolique, vous pouvez parfois récupérer un titre. Et il y a des choses à gratter sur l'os : la presse permet de bien vivre, de se payer des restaurants, des voyages, etc. Les gros acquéreurs voient plus grand, ce sont des milliardaires qui ont fait fortune ailleurs : Dassault avec le Figaro, Niel-Pigasse-Bergé avec le Monde, l'Obs, Drahi avec Libération, l'Express, Bernard Arnault avec les Echos et le Parisien. Des acquéreurs pour qui la presse vaut quelque chose mais ne coûte rien. LVMH, c'est 30 milliards de chiffre d'affaires, 3 milliards de dividendes par an. Quand Bernard Arnault débourse entre 50 ou 100 millions, cela correspond à 10% de son propre dividende annuel. Si vous pouviez vous payer le Parisien pour 10% de votre salaire, vous ne laisseriez pas passer l'occasion !

Les rapprochements paraissent hétéroclites…

S’ils ne font pas sens éditorialement, ils le font économiquement. La gestion ou l’impression, par exemple, peuvent être mutualisées, comme les sièges sociaux.

Si on investit encore, c’est qu’il y a un avenir pour la presse ?

Ce qui s'invente actuellement s'invente sur le numérique. La presse papier a du mal à projeter ses marques dans le futur. Avoir un actionnaire qui n'est pas attaché aux dividendes immédiats évite les soucis financiers pendant un certain temps. Dassault a permis au Figaro de se constituer un portefeuille internet diversifié. Mais si la danseuse coûte cher, il faut bien qu'elle rapporte sur un autre tableau. C'est là où il y a soupçon de conflit d'intérêts.

Est-ce que c’est un calcul politique d’avant présidentielle ?

L'influence du Parisien sur le vote des Français… Franchement, je ne vois pas. On peut voir la main de Sarkozy partout, mais je ne crois pas qu'il ait une telle puissance. Quand Dassault a racheté le groupe Hersant, c'était effectivement à l'incitation de Chirac qui pensait encore pouvoir se représenter en 2007. Je suis sceptique sur l'importance du calcul politique dans l'équation. Ces nouveaux actionnaires sont, par ailleurs, de vrais gestionnaires, qui n'ont pas envie de rajouter au pot sans arrêt. Mais espérer être bénéficiaire dans la presse reste une illusion.