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Libération
TRIBUNE

Solange m’a parlé

L’écrivain Clément Bénech était invité sur une vidéo de la YouTubeuse Solange, dont la bien nommée chaîne «Solange Te Parle» recueille des milliers de vues. Il raconte son expérience.
«Solange te parle» (capture d'écran)
publié le 31 mai 2015 à 18h26

A beau mentir qui vient de loin, ça n’intéresse plus grand monde. Essayez un peu de revenir d’Athènes, pour voir. Vous avez marché dans les pas de Socrate, on ne vous concède qu’un haussement de sourcil. Le lointain est devenu si proche ! Et même Wikipédia est plus fiable que vous.

L'exotisme, en revanche, est à un jet de pierre, nous l'allons montrer tout à l'heure. Solange, par exemple, est exotique. Solange, c'est qui ça ? Une fille qui parle, débit lance-pierres plutôt que mitraillette, dans ta radio et dans ton Internet. Elle m'a proposé de venir chez elle pour faire une vidéo, ce qui m'a légèrement intimidé. Solange, c'est une chaîne YouTube, une page Facebook, un compte Twitter, des dizaines de milliers d'abonnés – et une fille au bout du fil, qui ne porte même pas le prénom de son personnage.

Etre allé chez Solange, c’est un peu comme si vous reveniez de Pyongyang en rollers. On veut savoir, on veut connaître. C’est où ? C’est comment ? Je dis la vérité : un petit appartement près de la Villette, avec une chienne nommée Truite. Mais à quoi ça ressemble, comment s’y sent-on ? Je ne sais pas quoi dire. Si cet appartement situé en plein Paris suscite une telle passion, c’est peut-être parce que la jeune trentenaire, née à Montréal, l’a étroitement associé à sa propre intériorité. Et son long-métrage même, bientôt terminé, se jouera à domicile.

Solange te parle de ses réflexions, de son corps, de ses murs, de son sommeil, de ton pénis si tu veux bien. Alors pourquoi cela plairait-il à tant de monde, et à moi notamment ? Peut-être parce qu'elle va à contre-courant de la fausse connivence qui constitue le tronc commun de l'humour contemporain. Peut-être parce qu'elle est soucieuse d'hybrider le tout-humour par sa poésie aléatoire et ses pensées loufoques, improductives. Parce qu'elle prend le risque de faire un plat, un four, parce qu'elle se jette dans le vide. Sa particularité atteint souvent l'universel - d'autant mieux qu'elle ne s'emploie pas à le viser. Solange inspire les gens. Bouffe la culture, distribue bons et mauvais points. On le lui rend bien : pouces levés, pouces baissés - et YouTube n'a rien inventé, la loi est en vigueur depuis les gladiateurs. Liké ou condamné.

Sa voix qui hésite, se reprend, se contorsionne, n'est pas celle des paumés. Elle parle à tous ceux pour qui les ouvertures faciles sont au contraire des casse-tête chinois, tous ceux qui peinent à dire je t'aime, et dont les nœuds intérieurs rendent la tâche de tendre la main plus ardue qu'à un manchot - c'est la voix de tous ceux qui aimeraient bien parfois coïncider un peu avec le réel, si ce n'est pas trop demander.