Kim Kardashian, qu’est-ce que c’est ? Ça n’est ni une actrice, ni une chanteuse, ni une artiste en général. En bref, c’est la modernité dans ce qu’elle a de plus fascinant soit la capacité pour un individu qui n’a, a priori, rien fait de notable d’être absolument partout. Alors, vous allez me dire pourquoi parler de quelqu’un qui n’a rien accompli ? Parce que Kim Kardashian, c’est un reflet de notre époque, avec ses obsessions poussées à l’extrême et ce qu’elle dit d’une partie de notre société mérite qu’on s’arrête sur son parcours.
L’ère Paris Hilton, sexe et real-tv
Pour comprendre Kim Kardashian, il faut faire un effort de concentration et se téléporter au début des années 2000, en un temps où Paris Hilton régnait sur l’Internet et la télévision. Derrière la blonde filiforme, on apercevait une silhouette, sorte de Cendrillon moderne :
Dans toutes les productions américaines sur l'école, on trouve la reine du lycée (blonde, mince et méchante) suivie par une acolyte (brune et faisant plus de 40 kilos) qu'elle maltraite et humilie sans que l'autre ose réagir, trop heureuse d'être tolérée à ses côtés. C'est ainsi que Kim Kardashian apparaît comme célébrité de troisième zone dont tout le monde se moque, en particulier quand elle tente de copier son amie/idole.
Et pourtant, qui l'eut crû, elle va supplanter la blonde filiforme sur ses terrains de prédilection : le sexe et la télé-réalité. Cette révolution se produit en 2007, quand une sextape de Kim Kardashian est commercialisée. Une vidéo qui va lui rapporter plusieurs millions de dollars et une existence médiatique. Au royaume des vidéos de cul, toutes ne se valent pas et il se trouve que la sienne est particulièrement réussie. En novembre dernier, le site porno Pornhub révélait que c'était la vidéo la plus regardée de l'histoire du site avec pas moins de 93 millions de visionnages. Et à chaque fois qu'un événement important se produit dans la vie de Kim Kardashian, le site enregistre une hausse de fréquentation. Par exemple, le jour où elle a accouché, la vidéo a été vue 30% de plus. (Ce qui laisse songeur sur les associations d'idées chez certaines personnes…).
En 2007, cette affaire de sextape tombe plutôt bien pour les Kardashian. En effet, peu de temps après, sa mère, Kris Jenner, a l’idée de proposer une télé-réalité mettant en scène sa famille recomposée. Le show est inspiré d’une vieille série culte aux Etats-Unis : the Brady Bunch.
Même canevas ici, nonobstant qu'il ne s'agit pas d'une famille fictionnelle. Kris Jenner est remariée avec Bruce Jenner, ancien champion olympique. Ils sont suffisamment connus pour que leur nom évoque quelque chose (le père de Kim Kardashian était l'avocat d'O.J. Simpson), mais pas trop non plus ce qui permet de s'identifier. Dès la première saison, l'émission est un succès, notamment auprès des femmes de 18 à 34 ans diplômées et aux revenus confortables, la cible favorite des publicitaires. Un succès qui s'explique par l'importance des rapports féminins dans l'émission. Les relations entre la mère et ses filles, et les sœurs entre elles, constituent un subtil mélange de cruauté et de complicité - et comme dans tous les soaps familiaux, elles finissent toujours par se réconcilier.
Le plus incroyable chez les Kardashian, c'est sans doute cette impression que toutes les thématiques sociétales se sont données rendez-vous chez eux : alcoolisme, dépression, boulimie. Récemment, un épisode spécial a été consacré à Bruce Jenner, désormais Caitlyn Jenner, à l'occasion de son changement de sexe.
Kim Kardashian considère ce show comme un travail à part entière : «Etre acteur ou chanteur, ce ne sont pas les deux seuls manières d'être talentueux. C'est une compétence d'amener les gens à vraiment vous apprécier pour ce que vous êtes, et non pas pour un personnage écrit pour vous par d'autres.» Ce qui n'est pas faux. Malheureusement, dans le même entretien, elle a cette formule pour le moins sibylline : «Quel est mon talent ? Et bien… Un ours peut jongler et tenir debout sur une boule et il est talentueux mais il n'est pas célèbre. Vous voyez ce que je veux dire ?».
En parallèle, elle monnaye son nom dans toutes les déclinaisons possibles. Des produits amincissants aux cupcakes (la cohérence est une notion dépassée), en passant par un jeu vidéo qui a rapporté 30 millions de dollars en un semestre. En 2014, Forbes évalue la fortune de Kim Kardashian à 28 millions de dollars. La même année, son mariage avec le musicien/chanteur/designer/styliste Kanye (Dieu) West lui offre une sorte de caution et elle passe de la une de Public à la couv de Vogue ou Elle.
Selfie
Mais ce qui lui prend vraiment une grosse partie de son temps, c’est d’inonder les réseaux sociaux de photos d’elle. Elle est sans doute la star la plus présente sur Internet, et d’une manière directe dans la mesure où ses tweets ne sont pas rédigés par des assistants. Si notre société s’est abimée dans le culte du narcissisme, alors Kim Kardashian est notre grande prêtresse. Il existe un lien évident entre télé-réalité et réseaux sociaux. Ils reposent sur le même principe de mise en scène de soi. Mais sur Internet, Kim Kardashian a un besoin presque pathologique de publier des autoportraits. Par exemple cette photo avec sa fille :
Oui, Kim Kardashian a rogné sa fille. Rassurez-vous, ce n'est pas pour préserver son intimité mais parce que «ses yeux étaient fermés et j'aimais mon regard ! Je peux vivre ?!?!». En 1990, David Foster Wallace écrivait, au sujet de la télé : «la qualité essentielle de l'individu véritablement vivant est la vocation à être regardé, la regardabilité ; la valeur humaine n'est pas seulement superposable au phénomène du regarder, elle en procède directement.» (in Un Truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas). Une citation qui s'applique parfaitement à Kim Kardashian puisque sa «valeur» procède uniquement du fait que nous la regardons.
Pour tous les gens qui n'ont aucun talent particulier mais qui aspirent à avoir leur tronche affichée partout, Kim Kardashian devient un espoir, une promesse. Au final, elle n'est pas célèbre malgré le fait qu'elle n'ait rien produit mais précisément parce qu'elle n'a rien fait de notable. Et passé le stade suivant dans la notoriété, celle-ci devient performative. Dans le même article, David Foster Wallace cite un extrait du roman Bruits de Fond de Don DeLillo dans lequel les personnages partent voir la grange la plus photographiée d'Amérique. C'est sa seule particularité. Kim Kardashian est un peu comme cette grange. On finit par la suivre sur Twitter ou Instagram parce qu'elle est suivie par des millions de gens.
Mais la notoriété n’est pas que performative. Elle possède, ou procède, d’une sorte d’aura qui tend à métamorphoser notre réception de tout ce qui touche la star. Une photo quelconque n’aurait intéressé personne si je l’avais publiée, mais exactement le même cliché posté depuis le compte de Kim Kardashian devient fascinant. Ce qui compte ce n’est donc plus l’objet (le quoi) mais le qui. C’est le principe même de la starification.
Le corps
Cette starification s’est accompagnée d’un phénomène assez troublant. Si on compare les photos de Kim Kardashian, on constate une évolution assez nette en dix ans :
On peut jaser sur une éventuelle opération chirurgicale du nez, une modification de l’implantation de ses cheveux au niveau du front, un lissage parfait de sa tignasse, l’abus des filtres sur les photos ou la magie du contouring (technique de maquillage). Mais qu’elle ait fait de la chirurgie n’a en soi aucun intérêt. Ce qui est signifiant, c’est ce vers quoi elle tend, c’est-à-dire une version lissée d’elle-même. Alors qu’à ses débuts elle ressemblait aux Américaines d’origine latine, elle a fini par rejoindre le modèle physique de la classe dominante. Nez fin, joues creusées, teint pâle, cheveux impeccablement lissés, elle s’est récemment teinte en blonde platine. Ses transformations ne font donc que renforcer le modèle physique dominant aux Etats-Unis. D’ailleurs, elle n’a jamais caché ses efforts masochistes pour atteindre la perfection physique.
Et pourtant, on nous vend Kim Kardashian comme un modèle de vrai corps de femme au prétexte qu’elle a des fesses.
Kim Kardashian serait le porte-étendard des postérieurs rebondis. La fin du règne des anorexiques ? Le retour des vraies femmes avec des courbes ? Sauf que les fesses de Kim semblent connaître une extension que l'univers ne renierait pas - mais pas du tout de la manière dont on prend normalement du cul. Non, ses fesses sont de plus en plus fermes et rebondies. Kim Kardashian a eu l'intelligence de conserver ce qu'on présentait comme son défaut physique et de l'améliorer jusqu'à le rendre iconique. Elle a quasiment inventé le « belfie », selfie de butt, soit autoportrait de son cul. Même les « défauts », même le « naturel » est faux. Elle surjoue le gros cul (souvent aidée par l'emploi de gaine). On passe donc d'une norme à une autre encore plus impossible : le visage et la minceur de Paris Hilton avec les seins et les fesses de Kim Kardashian.
Ses détracteurs
Mais malgré tous ses efforts, Kim Kardashian garde un côté « nouveau riche », comme disaient les classes dominantes. Au 19ème siècle, il y avait d’un côté l’aristocratie et ses codes (et n’oublions pas qu’une Paris Hilton est avant tout une héritière), et de l’autre les nouveaux riches, des bourgeois qui avaient gagné leur argent et tentaient de copier l’aristocratie. Pour les aristos, les nouveaux riches avaient ontologiquement mauvais goût parce qu’ils étaient dans l’étalement de leurs richesses, ce qu’on appelle le bling-bling. Les Kardashian sont exactement victimes de cette discrimination - qui n’a donc rien à voir avec le niveau de revenus. Parce qu’il ne suffit pas d’avoir amassé des millions et d’être partout en couverture pour être accepté par l’élite, pour «en être», il faut également avoir réussi à intégrer ses codes. Et quand on voit leur carte de vœux de 2013 (cette tradition américaine d’envoyer une photo de famille aux amis pour le nouvel an), on comprend que ce n’est pas tout à fait gagné :
Dès que Kim Kardashian échoue dans sa mue, elle se fait brocarder. A chaque petite humiliation, les sites se gargarisent «Kim Kardashian rejetée d'un club VIP !». Et dans le même temps, ce rejet et ses maladresses renforcent le lien du public envers elle parce qu'elle reste humaine, elle reste comme nous. (Ce qui est complètement illusoire puisqu'il est bien évident qu'il n'y a aucun point commun entre la vie de Kim Kardashian et notre quotidien à tous.) Là où une Beyoncé ou une Angelina Jolie apparaissent médiatiquement comme des demi-déesses, Kim Kardashian fait figure d'intruse. Et c'est parce qu'elle est une intruse, parce qu'elle n'a rien fait, parce qu'elle ose céder au narcissisme de publier trois fois la même photo d'elle parce qu'elle se trouve jolie dessus, parce que ses rares déclarations sont inoffensives, parce que le centre de sa vie reste sa mère et ses sœurs, pour tout cela, elle est devenue une icône de notre époque.
Mais sur Instagram on voit déjà débarquer la génération suivante. Des filles qui sont suivies par des milliers de gens et dont les photos n'accompagnent pas la promotion de quoi que ce soit mais sont leur propre finalité. On peut alors imaginer dans un futur pas si lointain les ados d'aujourd'hui critiquer les nouvelles icônes en expliquant «de notre temps, on avait Kim Kardashian, au moins elle faisait des choses, elle avait une émission de télé, vos stars sont vides.»