C'était il y a une semaine, une éternité, dans une galaxie très très lointaine, et pourtant on y a pensé plusieurs soirs de suite, en s'endormant. La scène finale de l'épisode 8 de Game of Thrones a été pour nous une révélation. Les quatre marcheurs blancs sur la colline en mode cavaliers de l'Apocalypse, le geste messianique du Roi de la Nuit ramenant à la vie les morts, lavés de leurs péchés, immortels à l'image des Dieux… Le message de George R.R. Martin et des scénaristes semblent clair: face à la stupidité des hommes incapables de s'entendre et de s'allier, la punition ne peut être que la destruction totale de l'humanité (même Merkel et Obama dissertent sur le sujet). Dans une logique biblique, les marcheurs blancs seraient l'équivalent du déluge.
Deux éléments perturbateurs viennent chambouler ce joli plan. Après la destruction, vient normalement la résurrection et là nos amis aux yeux bleus ne proposent pas grand-chose. En gros, sur le bien, le bonheur ou la vertu, comme dirait Aristote, «c'est quoi ton éthique, Nicomaque?». Deuxièmement, face à la glace, le meilleur adversaire est le feu, un peu comme dans le jeu de cartes Pokemon (Artikodin, Dracaufeu, le match). Coup de bol, on va voir que c'est exactement ce que nous propose l'épisode 9.
«Déjà quatre hivers à ne savoir que faire / A compter les vagues de la mer / Et des nuits à ne savoir qu'en faire / Combien de souvenirs amers.» Tormund essaye bien de changer les idées de Jon Snow en chantonnant du Daho mais le Lord Commandant, en pleine réflexion kantienne sur la pensée d'avoir péri, n'a pas vraiment le cœur à ça. Il mène la petite troupe de sauvageons dans la neige jusqu'au Mur (cela ne paraît pas très logique d'arriver par là mais c'est plus mélodramatique). Un instant, on craint qu'Alliser Thorne ne lui ouvre pas avant de finalement décider de laisser passer tout le monde. L'accueil réservé au bâtard de Winterfell par ses compagnons corbeaux est glacial. Et pourtant, s'ils savaient ! Ils n'ont même pas l'air d'avoir envie de lui demander si le voyage s'est bien passé. On les comprend: «Twitpic or it didn't happen!»
Un peu plus au sud, nous retrouvons Stannis et son armée. Là non plus, cela ne va pas fort. Les hommes sont gelés, bientôt à court de vivre. Pour ne rien arranger, l'infâme Ramsay Bolton, qui, comme le colonel Kurzt est invisible mais sème le chaos, met le feu à une bonne partie du camp (EDIT: ou alors est-ce Mélisandre pour provoquer son roi?). Deux épisodes précédents, nous nous inquiétons de la manière dont le roi Baratheon, tel Agamemnon, allait résoudre son dilemme iphigénien. Sacrifier sa fille pour faire plaisir à R'hllor à la manière de Sophocle, ou, comme Racine, l'épargner? Malheureusement, nous vivons des heures sombres. Après avoir envoyé au loin le chevalier de l'oignon, Davos Mervault, sous un faux prétexte, il mène son intelligente fille au bûcher sous le regard de sa mère, bien trop passive. Elle meurt dans des cris atroces. On se sent comme Candide, impuissant et fouetté après l'autodafé de Lisbonne: «Si c'est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres?»
Dans cet affrontement entre le feu et la glace, qui vaut mieux que l'autre? Les marcheurs blancs qui recueillent les bébés incestueux de Craster (pour les transformer un peu, certes) ou un dirigeant fou qui sacrifie la chair de sa chair? Rappelons-nous les sages paroles de ce vieux barbu de Gandalf: «Nombreux sont les vivants qui mériteraient la mort. Et les morts qui mériteraient la vie. Pouvez-vous la leur rendre, Frodon? Alors, ne soyez pas trop prompts à dispenser la mort en jugement. Même les grands sages ne peuvent connaître toutes les fins.»
A Dorne, on s'ennuie toujours autant, on dirait un énième épisode de Cœur océan. Jaime Lannister et Bronn sont libérés, Myrcella va épouser Trystan puis ils vont aller tous les deux à Port-Réal. Ellaria Sand est punie mais pas trop. Doran Martell, version Mille et une nuits dans son fauteuil du Professeur Xavier, paraît étonnamment sage. Cela n'augure rien de bon pour son espérance de vie.
Dans Braavos aux airs de Venise de Canaletto, alors qu'Arya se prépare à empoisonner le parieur véreux à la demande de Jaqen H'ghar, elle tombe nez à nez avec Mace Tyrell et sa moustache de hipster. Il est venu demander un rééchelonnement de la dette de la couronne, en vulgaire Varoufakis. Pour lui, la finance n'est pas l'ennemi. Surtout, il est accompagné par Meryn Trant, un des hommes que la jeune Stark s'est juré d'occire (il a tué dans la première saison son maître d'armes Syrio Forel). Elle en oublie sa mission, les suit toute la journée, jusque, la nuit tombée, dans un bordel. On découvre alors les tendances pédophiles du chevalier au service des Lannister. Il réclame des filles toujours plus jeunes. Arya assiste à la scène où il choisit une victime adolescente. Elle se fait surprendre et exclure de l'établissement. On devine déjà à peu près ce qui se produira au prochain épisode. Si elle succombe à ses envies, elle se fera passer pour une prostituée le lendemain soir et tentera de le tuer. Espérons qu'elle y arrive. Nonobstant, elle devrait penser aussi à ces paroles de Yoda: «La peur est le chemin vers le côté obscur : la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine… mène à la souffrance».
«Ave Daenerys, Morituri te Salutant», lancent les combattants dans leur langue à la reine des dragons, à Meereen. Les arènes ont ouvertes de nouveau, cela ne plait pas du tout à la Targaryen ou à Tyrion. Dans les tribunes, anciens et modernes s'affrontent. Le promis de Daenerys considère qu'il y a toujours eu ce type de combats, que c'est nécessaire et que l'on ne va pas se taper la honte à ouvrir un Puy du Fou pour faire semblant ; le nain au contraire estime que la grandeur ne se calcule pas au nombre de crânes que l'on amasse (il ne doit pas connaître le Grand Khân dans Donjon). Jorah Mormont, notre gladiateur amoureux préféré, vient dans l'arène et dérouille, difficilement, ses adversaires. Mais les fils de la harpie, profitant de l'événement, surgissent de toutes parts et tentent d'en finir avec Daenerys comme les conjurés plongeant sur César. Obligés de fuir, la jeune femme et ses ouailles se retrouvent au centre de l'arène, en grande difficulté. Encerclés, ils se préparent à mourir. Heureusement, tel Croc-Blanc à la rescousse de Jack Conroy1, Milou et Tintin, Jolly Jumper et Lucky Luke, Godzilla et Tokyo, Drogon apparaît dans un immense cri. Survolant le colisée, il vient avec son souffle brûlant sauver sa mère aimée. Dans le ciel, Daenerys s'envole dans une scène manifestement copiée sur Peter sur Eliott le Dragon [c'est aussi à ce moment-là qu'on se dit que si Robespierre avait eu une telle bête, la République avait une chance (mais il ne serait pas resté beaucoup de monde vivant à la fin)].
Le voilà notre affrontement, le vrai, entre feu et glace, qui se dessine. Le seul espoir de l’humanité? Mais, au fait, de laquelle?
Les tops
Daenerys: on se demandait à quoi servent des dragons à part bouloter des moutons et des bergers, désormais on sait.
Myrcella Lannister et Trystan Martell, parce que, dès fois, c'est beau le temps l'amour, ça dure toujours et on s'en souvient.
Les flops
Stannis, passé du côté obscur, qui brûle sa fille comme si c'était une vulgaire Jeanne d'Arc. Perfide Albion.
Ils sont bien partis pour gagner le jeu des trônes
Daenerys.
On est inquiets pour eux pour le dernier épisode car ils sont sympas et trop de gens veulent leurs peaux
Jon Snow, Doran Martell.
Note de l'auteur: Vous avez peut-être lu une tribune, «"Game of Thrones", feuilleton phallo», dans le Libé de lundi. Ma camarade journaliste revient sur la «nouvelle scène de viol dans Game of Thrones (GoT) qui a relancé le débat sur la façon dont la série (mal)traite ses personnages féminins».
Je suis en désaccord avec son analyse (que vous pouvez lire ici) et pour raconter un peu de notre tambouille interne, on a eu l'occasion d'en parler longuement lundi après-midi. Elle prend en exemple une scène décrite comme «voyeuriste, sadique, trop à la légère», évoquant la nuit de noces de Ramsay et Sansa. Si elle avait vu la scène en question, elle aurait noté à quel point ce n'est, ni voyeur - on ne voit rien-, ni à la légère. Ce moment, en clôture d'épisode, est extrêmement dramatique, à la fois par les sanglots de Sansa que l'on entend, mais aussi par l'air pétrifié de Theon Greyjoy, forcé de regarder. Cette insistance sur la torture subie par la jeune Stark continue dans l'épisode suivant avec des plans et des dialogues sur les coups qu'elle a subis et les marques sur le corps qui en résultent. Sadique, oui, la scène l'est, à l'image du Bolton, le pire de tous les personnages de la série depuis la mort de Joffrey.
Le débat sur le viol revient à chaque nouvelle saison de la série d’HBO, de manière plutôt étonnante. A la fois parce que dans la série c’est une horreur parmi d’autres, et pas la plus représentée, mais aussi parce que c’est toujours le fait des affreux, Joffrey Baratheon, Ramsay Bolton, Meryn Tran, les frères et sœurs Lannister (Cerseï contraint un de ses cousins à des relations sexuelles ce qui la mène plus tard en prison). Le viol est une part de leur panoplie qui construit un caractère détestable dont la mort, probable, est plus que souhaitée par le spectateur. Ce n’est jamais un acte valorisé ou érotique (ou alors on ne regarde pas la même série).
Cette série n'est pas un «divertissement», au sens d'une comédie, mais une tragédie, un catalogue de toutes les atrocités humaines (d'où notre hypothèse sur la sanction finale dans notre résumé). Il serait étonnant que les agressions sexuelles en soient exclues, alors que les écorchements, émasculations, tortures ou autres décapitations tiennent une très grande place.
«Contrairement aux duels à mort qui peuplent GoT, les violences sexuelles sont, elles, toujours présentes dans nos sociétés plus du tout moyenâgeuses. Elles sont d'autant plus lourdes à regarder et plus difficiles à mettre à distance qu'elles constituent, statistiquement, une menace réelle, voire un trauma passé», peut-on lire. Pour une série monde, c'est assez franco-centré comme remarque. En Syrie, en Irak, au Nigeria et ailleurs se perpétuent des atrocités, sans oublier ce que l'on a récemment connu, chez nous, Charlie et l'Hyper Cacher. Faut-il ainsi supprimer toute scène potentiellement douloureuse pour éviter de choquer? A la fin, le risque est grand de n'avoir plus que des créations bisounours sans grand intérêt. Oui, il y a tout un débat actuellement aux Etats-Unis sur le «trigger warning», la volonté de mettre des avertissements avant chaque oeuvre pour éviter de choquer les gens qui potentiellement peuvent l'être (et malheureusement, le climat actuel de l'époque nous y fera sans doute tous venir). Mais si l'art ne dérange plus, s'il est seulement là pour nous conforter dans ce que l'on pense, alors il devient, comme le pain sans gluten2, sans saveur.
Je comprends tout à fait qu’on ne veuille pas suivre GoT à cause des scènes de viol. Libre à chacun de regarder ou non cette série. De là à appeler au boycott, comme certains, il n’y a un pas que je ne franchis pas. Les catholiques vont-ils embrayer pour se plaindre de la représentation de la religion? Les Romains, des jeux du cirque? Les nains, de l’alcoolisme de Tyrion? (On blague, mais à moitié.)
Plus qu'un débat sur le viol, c'est un débat sur la violence dans Game of Thrones qui serait sans doute nécessaire. Après le Seigneur des Anneaux, George R.R. Martin donne l'impression qu'heroic fantasy et horreurs sont liées à jamais. Il est tout à fait possible pourtant d'imaginer des mondes médiévaux complètement différents. Terry Pratchett, par exemple, l'a fait de manière brillante avec le Disque-Monde (ou la plupart des femmes présentes sont sacrément féministes et charismatiques)3.
La vraie question est sans doute de comprendre pourquoi une série de fantasy ultra-violente, qui aurait dû rester populaire seulement chez les fans du genre, est devenue un phénomène mondial. Qu’est-ce que cela dit de l’état de notre monde et de notre rapport à celui-ci? On y revient, mais, en gros, bande de Nicomaque, c’est quoi votre éthique?
1 Oui, on préfère citer le film de Walt Disney plutôt que le roman de Jack London.
2 Oui, je sais, j'imagine qu'il peut y avoir des bons pains au gluten.
3 [Message publicitaire] A lire sur le sujet pour ceux que ça intéresse un papier que j'ai écrit dans la revue L'imparfaite sur la révolution sexuelle dans les Annales du Disque-Monde.