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Libération

Merci aux policiers pousseurs de migrants !

Dans notre société du spectacle, la machine à invisibiliser efface tout ce qui est pauvre et ordinaire. Sauf quand un grain de sable enraye le dispositif.
publié le 14 juin 2015 à 18h36

Cette image absurde, de policiers poussant dans un wagon de métro des migrants qu’ils souhaitent éloigner de la station la Chapelle où ils viennent de disperser un campement sauvage, un bébé Sangatte qui moisissait là depuis un an. Absurde, parce que rien n’empêche les dispersés de revenir aussitôt à pied de la station la plus proche. Absurde, mais tellement révélatrice du désarroi de l’Etat. Comme si elle trahissait ses pensées profondes : «Ce qui est insupportable à mon autorité, ce n’est pas la présence de ces malheureux rescapés des naufrages méditerranéens, ni même leur concentration. C’est que ces concentrations soient visibles, à portée de polémique politique. Disséminés, pulvérisés, saupoudrés dans les Formule 1 de la lointaine Ile-de-France, bref rendus invisibles, ces migrants ne me dérangent pas. Le problème, en soi, n’existe pas. Il n’existe qu’à partir du moment où il est filmé».

Il faut remercier ces policiers, et les brillants esprits, à la préfecture, au ministère de l’Intérieur, qui leur ont donné cette absurde consigne - ou ne leur en ont justement donné aucune. Car pour une fois, l’action d’invisibilisation elle-même a été ainsi rendue… visible.

Ce n’est pas le cas habituellement. D’abord, parce que cette action est plutôt mécanique. La machine à invisibiliser, qui combine plus ou moins harmonieusement loi du spectacle et raison d’Etat, fonctionne habituellement toute seule. C’est toute seule, suivant des programmes automatiques dignes des meilleurs Lavomatics, sans mot d’ordre, sans recours particulier à des conseillers en com hors de prix, qu’elle invisibilise les pauvres, les vieux, les handicapés, les sales, les moches, dont l’image est indésirable entre les pages ou les écrans de pub pour montres, robes, ou déodorants. C’est seule qu’elle exclut du champ de vision les exclus économiques. Seule, qu’elle gomme pareillement du débat d’idées les paroxysmes, les extrêmes. Qu’elle estompe du champ du débat les idées politiques, économiques, borderline, s’écartant trop des sentiers balisés, des consensus admis, ou simplement dérangeantes. Ce sont les invités qui ne sont plus invités, les experts dont les programmateurs des chaînes ont rayé le numéro dans leurs agendas, les tribunes libres qui ne passent jamais dans les pages des quotidiens, les livres qui s’empilent sans même avoir été ouverts, les noms dont le seul énoncé fait pousser de longs soupirs dans les salles de rédaction. A ceux-là, il est vrai, restent les vastes espaces du Web qui, parfois, leur offriront de flamboyantes revanches.

On objectera que le migrant, tout invisibilisé qu’il soit, reste encore plus visible que le ménage de la classe moyenne, ni riche ni vraiment pauvre, dans sa banlieue pavillonnaire périurbaine. C’est vrai. Les très pauvres, les très malheureux, les SDF, les naufragés ont parfois droit à un ticket de visibilité exceptionnel, au titre de très pauvres, justement. Paradoxalement, et plus discrètement encore, la société du spectacle gomme aussi le terne, l’ordinaire, l’ennuyeux, et même tout ce qui se trouve dans la moyenne, classes moyennes, statistiques moyennes, situations moyennes, toute la vie quotidienne des pays ni riches ni pauvres, tout ce qui se situe entre Monaco et le Bangladesh, tout ce qui n’est pas paroxystique.

Elle invisibilise plus volontiers l’ennuyeux, le simplement déprimant, que le dérangeant. Si les six millions de chômeurs français sont largement invisibilisés dans la production médiatique, ce n’est sans doute pas parce qu’une présence plus importante serait jugée inopportune «en haut lieu». Le pouvoir a compris, depuis longtemps, que rien ne sert d’annoncer un mauvais chiffre au creux du mois d’août, et autres subterfuges misérables.

C’est plutôt parce que filmer le quotidien humiliant et monotone des chômeurs, leurs petits arrangements avec l’ennui, est déprimant pour tout le monde, à commencer par les journalistes qui filment, et les chefs qui doivent visionner leurs sujets avant diffusion. Bref, l’Etat n’a pas besoin d’envoyer des CRS pour pousser dans un wagon de métro les statistiques du chômage, de l’illettrisme, de l’alcoolisme, de la consommation de tranquillisants, les refus de crédits bancaires, les faillites d’entreprises ou d’exploitations agricoles, les villages moribonds du désert français. D’où l’intérêt, justement, de l’image exceptionnelle des policiers pousseurs, qui viennent opportunément illustrer l’immontrable.