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Tribune

L’humour malheureux d’un Prix Nobel

Tim Hunt, prix Nobel de médecine, vient d’être contraint à la démission après avoir tenu des propos déplacés sur les femmes dans les laboratoires scientifiques. Les sanctions sont-elles devenues aussi virales que les campagnes sur les réseaux sociaux ?
publié le 18 juin 2015 à 18h46

Un cas spectaculaire se joue actuellement sous nos yeux, celui du prix Nobel de médecine Tim Hunt, qui s’est laissé aller le 9 juin à des propos déplacés sur la place des femmes dans les laboratoires scientifiques. Humour malheureux ? Machisme ? Les deux ?

Toujours est-il qu’alertés par une journaliste, les réseaux sociaux ont diffusé avec une vitesse impressionnante l’information, et que Tim Hunt, qui a immédiatement présenté des excuses et des regrets, a été de fait expulsé, contraint à la démission sans pouvoir s’expliquer, d’abord de l’University College de Londres, puis, dans la foulée, et sous pression de la Commission européenne, du Conseil européen de la recherche (CER).

Comment de telles institutions auraient-elles pu laisser entendre un seul instant qu’elles accordent la moindre place à un personnage pratiquant le sexisme, ne serait-ce que le temps d’un «bon» mot ?

Du coup, Tim Hunt devient un paria, sa carrière scientifique s’arrête là, et les responsables qui l’ont débarqué peuvent avoir bonne conscience : leurs institutions sont préservées, ils ont agi sans tarder.

Mais ces responsables ont-ils respecté ce qu’un principe de justice élémentaire aurait pu et dû exiger : l’audition de Tim Hunt, celle de témoins, de sa défense comme de l’accusation, l’examen serré des faits ? Assurément pas. Ils auraient pu prendre des mesures conservatoires, constater la gravité des reproches ou des accusations, sans pour autant trancher, avec pour effet qu’aucun retour en arrière ne soit possible. Non pas. Aucune enquête, mais la soumission à une vague d’indignation tenant lieu de jugement. Et des pressions d’une grande brutalité pour que le prix Nobel démissionne. Pourquoi un tel résultat ?

Deux processus modifient considérablement le fonctionnement de nos sociétés du point de vue de la justice - en tant que principe, ou du fait qu’elle est rendue par des institutions spécialisées.

Le premier renvoie à la judiciarisation de secteurs qui jusqu’ici échappaient au traitement judiciaire des problèmes apparaissant ou pouvant apparaître en leur sein, ainsi qu’au renforcement de systèmes normatifs tenant lieu de justice.

Ainsi, les médecins sont de plus en plus souvent susceptibles de devoir répondre de leur pratique devant la justice ; ils sont dès lors de plus en plus nombreux, surtout dans certaines spécialités, la chirurgie par exemple, à prendre des assurances tenant compte de ce risque. De même, comme l'a montré la revue Socio (numéro 3, 2014), les chercheurs en sciences humaines et sociales sont de plus en plus fréquemment appelés à la barre comme témoins, ou comme accusés.

Du coup, des réglementations toujours plus lourdes viennent entourer l’exercice de certaines activités ou de certaines professions, dont les membres se protègent comme ils peuvent, anticipant de graves difficultés. Et il arrive que des dossiers mettent des mois, voire des années, à être traités, éventuellement davantage au profit d’avocats spécialisés et soucieux de gagner de l’argent pour leurs clients (et dès lors, pour eux) qu’à celui de la vérité. Quant aux décideurs, c’est très simple : ils sont encouragés à appliquer un principe de précaution sans nuance, les mettant à l’abri de tout soupçon de laxisme ou de prise de risque - ce qui est aussi un encouragement à ne pas prendre de responsabilité.

Une seconde évolution, qui n’est pas nécessairement contraire, mais profondément différente, tient à la force conjuguée des réseaux sociaux et des opinions, qu’elles soient le fait d’une adhésion à une cause, d’une émotion, d’une soumission au «politiquement correct», ou bien encore qu’elles relèvent du populisme et de la démagogie. Ici, le jugement n’est pas celui que rend une institution respectant des normes et des règles de droit, ou pas immédiatement, c’est celui qu’impose la vox populi transitant par Facebook, Twitter, etc. Le caractère fulgurant et massif de certaines campagnes exerce une influence non moins fulgurante et massive sur des décideurs qui ne résistent pas toujours aux injonctions de l’opinion. Le jugement moral se transforme alors en décision politique ou économique, sans qu’on puisse parler d’un traitement équilibré et bien informé du dossier qui est en jeu. Et si, au bout du compte, un tribunal rend un jugement, c’est dans une tout autre temporalité, puisque depuis longtemps l’affaire a été tranchée dans le débat public, avec de possibles dégâts considérables faute d’un examen précis, documenté, par manque d’auditions des diverses parties éventuellement impliquées ou concernées.

Grâce aux réseaux sociaux, relayés par les médias classiques, l’opinion est reine. Elle pousse à des appréciations, voire à des décisions moralement fondées, puisque s’adossant sur elle, mais contestables éthiquement, et fragiles, voire inacceptables du point de vue du droit et de la justice.

Dans le cas de Tim Hunt, un véritable travail de type judiciaire ou un reportage journalistique sérieux auraient peut-être débouché sur des conclusions dévastatrices pour le prix Nobel ; il est possible, tout aussi bien, et beaucoup plus vraisemblable, que les résultats en auraient été moins ravageurs pour lui, ce que suggèrent les témoignages en sa faveur de ses consœurs au sein du CER, et les prises de position les plus récentes de parlementaires britanniques. Toujours est-il que des procédures expéditives ont été mises en œuvre, exigées s’il s’agit du CER, par des responsables politiques au plus haut niveau de la Commission européenne.

Ainsi, avec la judiciarisation, nos sociétés confient à diverses formes de justice et de normativité des dossiers qui n’en ont pas nécessairement besoin. Et, avec les réseaux sociaux, et derrière eux, vite chassant en meute, les médias plus classiques, des tendances sont à l’œuvre qui dispensent de tout examen, de toute justice : priment la «com», le contrôle de l’information et la soumission à l’opinion. Dans les deux cas, il y a là certainement de quoi s’inquiéter.