C'est la semaine des héros. Hollande vient d'agrafer des Légions d'honneur sur les polos colorés des héros du Thalys, dont l'intervention a évité le carnage. En mode commando, les héros s'infiltrent dans tous les billets d'ambiance de la rentrée. Car c'est aussi la semaine de la rentrée. Littéraire, par exemple. «Pas de héros sans récit héroïque», lance Augustin Trapenard au début de son émission de France Inter avec Christine Angot, «une des héroïnes de la rentrée littéraire depuis quelques années. Vous en connaissez des héros, vous, Christine ?»
Pauvre Christine. Si elle tombait dans la semaine des incendies, elle serait interrogée sur les pompiers. Si c'était la semaine des écolos, on lui demanderait si elle pratique le tri sélectif. Elle tombe en pleine semaine des héros. Angot, faisant don de sa personne à la promo : «Je ne sais pas si j'en connais. Peut-être. Sûrement. C'est très particulier. C'est des gens qui ont le désir de sauver quelqu'un.» Bof. Peut mieux faire. Mais elle a été cueillie à froid. Trapenard tente de la repêcher. «A quoi ils servent, les héros ?» «A nous éviter d'être héros nous-mêmes» : lucide, désabusé, c'est déjà mieux. Trapenard, obsédé : «Dans quelle mesure l'écrivain est-il un héros ?» A cet instant, l'auditeur se demande si Trapenard ne postule pas inconsciemment au siège de feu Jacques Chancel («Et Dieu dans tout ça ?»). Angot, héroïque : «Un écrivain c'est quelqu'un qui croit qu'on n'est pas condamné à vivre ce qu'on vit sans rien dire.» La promo est un sacerdoce.
Dans ces échanges d'ouverture purement phatiques entre deux icônes de l'intelligentsia française, se lit tout l'embarras national par rapport aux boys du Thalys. Impossible de ne pas en parler, impossible d'en parler. Impossible de faire semblant de ne pas le voir, le geste magnifique, posé sur la cheminée par les récits médiatiques. Mais impossible d'en faire tout simplement un éloge à la Si les Ricains n'étaient pas là, sous peine de sardouïsation immédiate. Admiration interdite, dénigrement impossible, ne reste qu'une solution : en parler comme de la météo, du temps qu'il fait, on ne sait plus comment s'habiller, ma pauvre Christine. Dans le même ordre d'idées, Libé a affublé les héros américains de guillemets, les refoulant ainsi au purgatoire des «héros». Maudits guillemets, dans lesquels se niche toute la jalousie française : sous une banderole anti-guillemets, se dresse soudain solitaire notre collègue Luc Le Vaillant, de Libé. Les héros partagent la France, les guillemets divisent la presse.
Car il se trouve que les héros américains du Thalys ont un contrepoint : les protagonistes français de l'affaire. Les Américains, le concert médiatique a déjà magnifié leur geste. «Let's go», a lancé l'un à l'autre : et hop, ils sont montés à petites foulées à l'assaut du terroriste. Flotte dans l'air post-Charlie un désir d'admiration éperdue, qui ne sait sur quelle figure se poser. Mais les Français ! Le sublime «let's go» les renvoie à leurs ambivalences, à leurs hésitations, à leurs échecs. Ne parlons même pas du personnel du Thalys aux abris. Mais même entre celui qui a tenté en vain de désarmer le terroriste, celui qui s'est pris une balle en lui arrachant son arme automatique et un conducteur de Thalys (en voyage privé) qu'on découvre dans la cour de l'Elysée aux côtés du président de la SNCF, le courage n'a pas été couronné de succès. Sans parler de l'irruption bouffonne dans le film de Jean-Hugues Anglade, blessé à la main dans une tentative confuse. Entre Anglade et les héros à polo, le même décalage qu'entre la pâtée de 1940 et le D-Day. Resurgissent les spectres des Frenchies trouillards, qu'agite régulièrement Fox News quand nous refusons, par exemple, d'aller guerroyer en Irak.
On n'est jamais le héros universel. Les héros des uns ne sont pas les héros des autres. Prenez Edward Snowden. Ce n'est pas sa vie, qu'il a sacrifiée, mais sa liberté de mouvement. Lui aussi, à sa manière, s'est dit let's go, et il est monté à l'assaut. Pas à l'assaut d'un guérillero ferroviaire. A l'assaut de la grande machine aux mille tentacules qui s'efforce de repérer les guérilleros ferroviaires, en espionnant la terre entière. La motivation n'est pas moins noble : protéger les libertés de millions de gens. Le sacrifice n'est pas moindre : vivre à perpétuité loin des siens, sous la menace de l'embastillement dans son propre pays. Et non seulement la France ne lui agrafera pas la Légion d'honneur, mais elle lui refuse l'asile.
L’héroïsation de Snowden est-elle incompatible avec celle des Américains du Thalys ? Peut-on admirer les deux ? Dans l’absolu, on devrait pouvoir. Dans le monde réel, non. Ce qui confirme bien, s’il le fallait, qu’on est en guerre.