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Analyse

Une pluie de sites d'info américains sur le Web français

Après Slate, le Huff Post, Buzzfeed ou Mashable, le site d'actu économique Business Insider va débarquer en France en 2016. Ce nouveau lancement témoigne de la stratégie mondiale des sites américains.
Henry Blodget, le fondateur et actuel directeur de Business Insider, à New York, en mai 2012. (Photo Paul Zimmerman. AFP)
publié le 30 août 2015 à 10h54

Début 2016, la France aura son Business Insider. Une bonne nouvelle pour les amateurs d'actualité économique nuls en anglais, mais une occasion de râler pour ceux qui y voient l'expression d'un impérialisme américain qui saperait toute tentative d'innovation franco-française dans l'univers médiatique. L'implantation dans l'hexagone du site d'information économique et technologique sera le fruit d'un partenariat entre l'entreprise américaine et le groupe français Prisma Media, filiale du géant allemand Bertelsmann et éditeur, entre autres, des magazines économiques Capital et Management. Le site américain dirigé par l'ancien analyste vedette de Wall Street, Henry Blodget, se félicite, évidemment : «Nous avons déjà beaucoup de lecteurs en France, et pensons pouvoir nous étendre encore grâce à ce partenariat», disait un porte-parole à Libération vendredi. Et d'ajouter que «les opportunités commerciales se multiplieront à mesure que Business Insider traitera de sujets qui intéressent le lectorat français».

Le véritable enjeu pour eux ne réside cependant pas à proprement parler dans les possibilités – relativement modestes, avouons-le – offertes par le marché hexagonal. Les annonceurs y sont frileux, et le nombre d’internautes francophones, bien ridicule comparé au public anglophone. Alors pourquoi un site comme Business Insider – fort de ses 80 millions de visiteurs uniques par mois (dont plus de la moitié aux Etats-Unis) et d’un chiffre d’affaires estimé à 30 millions de dollars en 2014 – cherche-t-il à s’implanter chez nous ? La réponse, au risque de blesser 65 millions d’egos, est que le marché tricolore n’est qu’une (petite) étape sur la route du média américain pour conquérir le monde.

Un «pure player» clé en main pour Prisma

Outre la version originale, Business Insider propose à ce jour six éditions à l'étranger : Grande-Bretagne, Australie, Inde, Indonésie, Malaisie et Singapour. «La vraie question n'est pas la France, c'est l'Europe», analyse Emmanuel Parody, secrétaire général du Groupement des éditeurs de contenus et services en ligne (Geste) et ancien directeur des rédactions de ZDnet, CNET et Gamekult. L'important pour ce «pure player» créé en 2009 à New York est de pouvoir se vanter d'être présent sur plusieurs continents auprès des annonceurs. Une stratégie publicitaire assez classique, en somme. Selon Emmanuel Parody, si la France est «un des marchés publicitaires les plus développés» en Europe, elle est «plutôt le dernier pays auquel ils pensent, dans les marchés consistants». Derrière la Grande-Bretagne en tout cas, qui, en plus d'être anglophone, est plus attractive pour les annonceurs en termes de tarifs.

Chez nous, l'élu pour s'associer à Business Insider est donc Prisma Média, qui a tout à y gagner. Martin Trautmann, éditeur du pôle premium du groupe de presse voit dans ce «mariage heureux» une façon de toucher une audience «plus jeune» que celle qui achète ses magazines économiques Capital ou Management. Un moyen de «combler» un créneau en proposant désormais un pure player économique. Prisma Media est lié à Business Insider par un contrat de licence. Sur le principe, le groupe français paiera donc une redevance à la marque new-yorkaise, et pourra en échange utiliser la marque, le logo, et traduire en français des contenus tirés du site anglophone. L'équipe éditoriale produira également des articles maison. Une bonne opération donc, pour un groupe médiatique qui n'aurait pas eu les moyens de créer son propre pure player.

Benoît Raphaël, stratégiste médias, précise que de tels partenariats permettent de «réaliser une économie d'échelle au niveau des coûts de production notamment, avec par exemple l'avantage d'utiliser la même plateforme». Slate, lancé en France en 2009, n'a pas bénéficié d'un tel accord, et a connu des difficultés liées aux coûts trop élevés. «Importer un modèle coûte moins cher et permet de bénéficier de leur technologie et de leurs innovations, y compris publicitaires [avec le native advertising, entre autres, ndlr]», conclut l'expert, qui regrette que la France devienne un «pays d'importation».

Un site américain peut en cacher un autre

Outre Business Insider, le site d'info high-tech américain Mashable devrait lui aussi se lancer en France avec France 24. Mais l'un des tout premiers à avoir débarqué dans l'hexagone grâce à un partenariat transatlantique est le Huffington Post, qui, échaudé par l'échec d'un lancement en Grande-Bretagne sans média local partenaire, s'est installé en France avec l'appui du journal le Monde, en 2012. Et à l'époque, c'est le pureplayer d'Arianna Huffington qui avait tout à gagner à s'associer à un Français : «Le Huffington Post ne voulait rien dire ici, il fallait s'appuyer sur la notoriété et l'expérience du terrain local d'un média existant, affirme Benoît Raphaël. Ça leur a permis d'accélérer le lancement.»

Autre modèle d'implantation en France : celui du très prospère Buzzfeed, valorisé 1,5 milliard de dollars depuis le récent investissement de 200 millions de dollars de NBCUniversal. Le site d'actu et de divertissement est arrivé chez nous fin 2013, sans partenaire local. Il faut dire que, rentable et brandi en exemple par un tas de médias admiratifs, Buzzfeed a largement les moyens de prendre des risques. «Ils ont dû se dire "on expérimente, ça ne coûte pas grand-chose", devine Benoît Raphaël. Ils n'y mettent pas beaucoup d'enjeu, mais ça leur permet d'occuper le terrain, dans une logique de conquête mais sans véritable objectif de rentabilité immédiate.»

Reste un serpent de mer : le lancement hypothétique de la bible des geeks, Wired, en France. Le magazine américain dispose déjà d'éditions en Grande-Bretagne et en Italie. Mais son éditeur Condé Nast, éditeur entre autres de Vogue, s'est pour le moment refusé à lancer une version française, préférant adapter ici en 2013 son magazine Vanity Fair, bien plus porteur sur le plan publicitaire. L'offensive de Business Insider et Mashable sur le marché français pourrait bien inciter un jour ou l'autre l'éditeur de Wired à lancer une édition en «VF» du magazine californien sur le Web, à défaut d'une trop coûteuse version papier.