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Libération
Horizon 2050

Colère agricole et climat : «80 % des agriculteurs sont inquiets pour la viabilité de leur ferme face au réchauffement climatique»

Les agriculteurs en colèredossier
Le think tank The Shift Project promeut, dans un rapport fouillé publié ce jeudi 28 novembre, une sortie de crise grâce à la transition vers l’agroécologie. Et réunit les principaux syndicats agricoles, divisés sur la question, pour discuter de l’avenir du secteur pour les vingt-cinq prochaines années.
Lors d'une manifestation d'agriculteurs à la veille de l'ouverture du Salon de l'agriculture, à Paris le 23 février 2024. (Laure Boyer/Hans Lucas.AFP)
publié le 28 novembre 2024 à 9h00

A contre-courant, mais salutaire. Le think tank The Shift Project, fondé par l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, publie un rapport sur l’agriculture face au changement climatique, ce jeudi 28 novembre, au cœur d’une crise agricole dont découle un recul des normes environnementales. «Ce rapport invite tous les acteurs à mener une réflexion approfondie et concertée sur nos priorités pour le monde agricole, avec une projection à l’horizon 2050», lance Clémence Vorreux, la coordinatrice des travaux sur le sujet dans l’association. «Ce rapport était un travail important à faire, le résultat est hyper intéressant», salue la porte-parole de la Confédération paysanne, Laurence Marandola.

Deux constats, pour commencer : l’agriculture est responsable d’un cinquième des émissions nationales de gaz à effet de serre, tout en étant très dépendante des énergies fossiles. Pour les tracteurs, bien sûr, mais aussi pour les engrais azotés. «Pour produire un kilo d’azote, il faut l’équivalent énergétique d’un litre de pétrole», précise Corentin Biardeau-Noyers, coauteur du rapport du Shift Project.

«Les systèmes agricoles ont perdu en résilience»

Le think tank pose les données du problème à partir d’un remarquable travail d’audition de chercheurs, d’agriculteurs et de syndicats agricoles. Une consultation en ligne auprès de 7 700 exploitants a aussi été menée. Selon leurs résultats, la préoccupation écologique n’est pas qu’une lubie d’urbains. «Quand on voit que plus de 80 % des agriculteurs interrogés sont inquiets pour la viabilité de leur ferme face au réchauffement climatique, et que plus de 80 % considèrent qu’ils manquent d’aide financière pour s’engager plus fermement dans la transition, on ne peut qu’être interloqué que ce sujet ne soit pas plus sur le devant de la scène», souligne Clémence Vorreux. C’est que la matière est «particulièrement complexe», abonde Corentin Biardeau-Noyers, qui décrit un système «dont beaucoup d’aspects sont en interaction les uns avec les autres».

En premier lieu, le Shift Project identifie trois objectifs différents que l’on peut donner à l’agriculture : nous nourrir, exporter et diminuer la consommation énergétique du secteur. Pour se projeter à l’horizon 2050, il faut donc arbitrer entre ces priorités. «Si on ne clarifie pas les objectifs du secteur, on va dans le mur», pose Corentin Biardeau-Noyers. Les chercheurs proposent de réaliser cet arbitrage en faisant entrer la notion de résilience dans l’équation. Résilience face au risque climatique, face aux risques déstabilisation du marché international par une pandémie ou une guerre, par exemple. Ce qui nécessite une refonte profonde du système de production. Avec l’avènement des monocultures et la modernisation de l’agriculture, «les systèmes agricoles ont perdu en résilience», lit-on dans le rapport.

La solution proposée tient en un mot : l’agroécologie, qui revient à produire en s’appuyant sur les bienfaits de la biodiversité et en respectant la ressource en eau. Le Shift Project a une méthode «jacobine» pour réaliser la transition : des aides publiques au secteur qui soient cohérentes de la part de toutes institutions. «On ne peut pas demander aux agriculteurs d’être militants. Il faut un cadre incitatif au changement», explicite Clémence Vorreux. C’est là que la proposition du Shift Project est en rupture avec les décisions prises depuis le début des manifestations agricoles, il y a un an - comme la fin de la hausse de la taxe sur le gasoil non-routier, le recul du plan écophyto (qui vise à réduire le recours aux produits phytosanitaires), le détricotage des normes environnementales de la politique agricole commune…

«On a l’impression que chaque ministre est pire que le précédent»

«Le mouvement a commencé par une revendication : le revenu. Il a été récupéré par des syndicats qui ont imposé leur agenda et on aboutit sur un affaiblissement des mesures en faveur de l’agroécologie», peste le député écologiste Benoît Biteau. Même énervement chez Génération futures, qui prévoit une conférence de presse ce jeudi pour interpeller la ministre de l’Agriculture. «On a l’impression que chaque ministre est pire que le précédent. Le logiciel d’Annie Genevard date du siècle dernier, elle ne parle jamais d’environnement», se désole François Veillerette, le cofondateur de l’association qui s’intéresse surtout à la pollution induite par les pesticides. «Les inspections générales ont publié un rapport [le 22 novembre, ndlr] sur la pollution des eaux, qui propose des mesures fortes sur l’évolution des pratiques agricoles autour des zones de captage. Mais entre le contenu du rapport et le discours de la ministre, on a l’impression de deux mondes parallèles», constate-t-il. A Libération, la ministre de l’Agriculture Annie Genevard assure «accompagner les filières pour garantir notre souveraineté alimentaire tout en relevant le défi des changements des pratiques». Mais elle assume aussi vouloir trouver «des solutions concrètes disponibles rapidement» pour aider les filières «en situation d’impasse» à cause «de raisons administratives, de surtranspositions».

Le Shift Project n’entend pas imposer une vision – «notre scénario n’est pas le seul valable», clame Corentin Biardeau-Noyers – mais lancer une série de rapports et d’événements pour alimenter la réflexion sur ce thème. «Je suis contente, avec ce rapport on commence à entendre des choses au-delà du cercle de nos proches habituels. Que les tracteurs sont globalement surdimensionnés en France, par exemple», se réjouit la porte-parole de la Confédération paysanne, Laurence Marandola. De son côté, la Coordination rurale, autre syndicat minoritaire, salue «la démarche positive du Shift Project», mais «fait la différence entre la démarche et le fond». Le syndicat, qui penche à droite, dit défendre «un modèle agricole durable dans lequel l’environnement trouve toute sa place», tout en affirmant que «l’agriculture française est déjà soumise à une très forte pression environnementale». Sur le terrain, ce sont pourtant bien les bonnets jaunes de la CR qui ciblent systématiquement les bâtiments et les agents de l’Office français de la biodiversité et qui appellent à sa suppression. La FNSEA, syndicat majoritaire, n’a pas répondu à Libé, mais un communiqué du 27 novembre demande aux parlementaires de soutenir la proposition de loi des sénateurs Laurent Duplomb (LR) et Franck Menonville (centre) pour assouplir la réglementation française sur les pesticides.

La Confédération paysanne, la Coordination rurale et la FNSEA auront l’occasion de confronter leurs points de vue lors d’un débat organisé par le Shift Project, ce jeudi en fin de journée. Le think tank a le mérite de mettre toutes ces personnes autour de la table et de les faire échanger sur le fond du sujet. Clément Vorreux prédit : «Il serait vraiment dommage que le résultat de la mobilisation actuelle ne soit que des mesures de petite échelle sans vision de long terme. Ainsi, la situation risque de s’aggraver.»