Près de 400 hectares de pommes de terre à Noirmoutier, 750 hectares de céréales et de maïs près de Clermont-Ferrand, 80 hectares de vignes à Narbonne… D’un bout à l’autre de la France, certains agriculteurs irriguent leurs cultures avec des eaux usées. C’est ce qu’on appelle la «Reut», pour réutilisation des eaux usées traitées. La pratique, qui n’est pas nouvelle, s’observe aussi dans l’industrie (notamment pour du nettoyage), sur les voiries, l’arrosage d’espaces verts ou encore de golfs. «Cela permet d’avoir des volumes importants toute l’année, pour répondre aux besoins agricoles et faire face aux périodes de sécheresse», observe Olivia Martin directrice du projet Plan eau au Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema).
Reportage
La Reut peut, dans certaines conditions, être un moyen de préserver une ressource de plus en plus rare. Habituellement, les eaux usées sont traitées en station d’épuration puis rejetées dans le milieu, c’est-à-dire le plus souvent dans les rivières, où elles contribuent au cycle de l’eau. L’eau que l’on consomme est ensuite prélevée dans ce même environnement. «La réutilisation a pour effet de se substituer aux prélèvements et de les réduire, explique Olivia Martin. Mais si c’est pour priver des milieux qui ont besoin de cette ressource, ça ne va pas être intéressant. Il faut regarder au cas par cas.» Le risque serait en effet de baisser encore plus le niveau de rivières déjà à sec.
«C’est devenu un objet politique»
La Reut a connu un coup de projecteur avec le changement climatique et les sécheresses successives : alors qu’on estime que seul 1 % des eaux usées est réutilisé en France, cette proportion monte à 10 % en Italie et 14 % en Espagne. «Aujourd’hui, c’est devenu un objet politique, avec beaucoup de communication», analyse Rémi Lombard-Latune, chercheur spécialisé sur la REUT à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l‘environnement (Inrae).
En 2019, les assises de l’eau visaient le triplement du «volume d’eaux non conventionnelles utilisées d’ici 2025». En 2023, le plan eau prévoyait 1 000 projets de Reut à l’horizon 2027 et de multiplier par dix les volumes en 2030. En octobre, selon le ministère de la Transition écologique, on dénombrait seulement 136 stations de traitement en service, dont la majorité pour un usage agricole, sept autorisées mais pas encore en fonctionnement, et 24 dont les dossiers sont en cours de traitement. Un chiffre qui n’est pas exhaustif, puisqu’il ne recense que les données des stations d’assainissement gérées par les collectivités et ne comprend pas les projets privés, menés par des industriels ou des campings, par exemple.
«Depuis 2023, beaucoup de collectivités se sont penchées sur la question. Mais ces projets mettent souvent du temps à aboutir. Il faut analyser la faisabilité technique, les risques sanitaires et environnementaux, l’accord des usagers… La phase d’étude est longue avant d’obtenir une autorisation», selon Olivia Martin. Autre difficulté, le coût, souvent beaucoup plus élevé que l’eau classique quand on prend en compte le traitement des eaux, les analyses à effectuer, ainsi que le réseau à mettre en place pour pomper et réacheminer le liquide vital vers les exploitations agricoles. «20 % du coût de l’eau est lié au traitement, et 80 % au transport», pointe Rémi Lombard-Latune.
Réglementation exigeante
La qualité des eaux réutilisées demandée n’est pas la même pour tous les usages, ni toutes les cultures. Un niveau de qualité supérieur est par exemple exigé pour des salades, par rapport à des pommes de terre ou de la vigne. Un règlement européen de 2020, confirmé par un arrêté de 2023 visant à encadrer les pratiques, a renforcé les seuils sanitaires attendus en irrigation agricole. «Les niveaux de qualité demandés sont atteignables, mais ont des coûts démesurés. D’un point de vue économique, organisationnel mais aussi environnemental puisque plus les traitements sont poussés, plus ils consomment de l’énergie», explique le chercheur. Ce qui rend moins rentables et plus compliqués les projets pour de l’irrigation agricole en zone rurale, où les stations d’épuration sont de petites capacités.
Reste à savoir si le consommateur, en bout de chaîne, est prêt à acheter des tomates irriguées avec l’eau de sa chasse d’eau. «Plus la goutte d’eau retraitée est proche de nous, plus on est inquiet», selon Philippe Vervier, fondateur d’un bureau d’études spécialisé sur l’acceptabilité sociale. Autrement dit, il est plus facile pour un consommateur de soutenir la réutilisation d’eaux usées pour le nettoyage des canalisations qu’en maraîchage… «C’est une question qu’on a souvent mise en avant, sans vraiment savoir comment les gens allaient réagir. Le bouclier de l’acceptabilité est presque devenu un argument politique pour ne pas y aller, temporise Benjamin Noury, auteur d’une thèse sur l’acceptabilité sociale de la réutilisation des eaux usées. Il n’y a pas que l’acceptabilité du citoyen, mais celle des usagers : des agriculteurs, des municipalités, des élus…» Pour l’expert, résumer le sujet à celui de l’acceptabilité permet d’éviter de s’attaquer aux causes d’une opposition. «Parfois, l’enjeu n’est pas celui de la qualité de l’eau, mais de l’équité de cet accès à l’eau.» Une question de plus en plus centrale.