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Interview

Pesticides : «Les évaluations des risques de l’épandage sont incertaines»

La biodiversitédossier
Un nouveau rapport de Générations futures, publié ce mardi, pointe les incohérences et les lacunes dans l’évaluation des risques que font courir les pesticides, et demande de plus grandes distances de non-épandage afin de protéger les riverains.
Pour l'ONG Générations futures, les distances d'épandage ne sont pas suffisantes au regard des risques que font courir les pesticides. (Idriss Bigou-Gilles /Hans Lucas. AFP)
publié le 22 novembre 2022 à 10h00

Générations futures en remet une couche dans sa lutte contre les pesticides. Après avoir pointé, il y a un an, l’insuffisance des distances de sécurité pour protéger les riverains des pulvérisations agricoles, l’association publie ce mardi un rapport pour dénoncer «les failles» dans l’évaluation des risques de ces produits pour les habitants qui y sont exposés. Pauline Cervan, toxicologue chez Générations futures, pointe les modèles incomplets à partir desquels les distances d’épandage sont définies.

Vous avez regardé de près l’évaluation des risques pour les pesticides, pourquoi est-ce important ?

Cela porte sur la façon dont le gouvernement veut protéger les riverains des expositions aux pesticides. Il faut savoir que c’est très récent en France et en Europe. Depuis 2016 seulement, pour toutes les nouvelles demandes de mise sur le marché européens ou les renouvellements d’autorisation, il faut que les risques des pesticides pour les riverains soient évalués selon un guide européen élaboré par l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa). Mais pour l’instant très peu de produits l’ont été car cette règle est récente. Pour tous les autres déjà sur le marché, la France a pris des dispositions nationales. Les produits dangereux (il y en a une vingtaine) doivent être épandus à 20 mètres au minimum des habitations. Pour tous les autres produits, y compris les CMR2, qui sont suspectés d’être cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques, les distances vont de 10 à 5 mètres en fonction du type de culture. Cela a été critiqué par le Conseil d’Etat en juillet 2021, qui a dit que les distances n’étaient pas assez grandes pour les CMR2 et qu’il fallait au minimum 10 mètres quel que soit le type de cultures. En réponse, le gouvernement a voulu accélérer et a demandé aux industriels de fournir des évaluations de risque d’ici fin octobre. Les zones de non-traitement seront fixées sur la base des résultats.

Dans l’évaluation des risques associés aux pesticides, vous pointez des «failles» dans la prise en compte de l’exposition des riverains à ces substances. Lesquelles ?

Par exemple, une fois que le produit est épandu sur les champs, le vent peut soulever les poussières des sols, qui vont aller dans les maisons. Cela n’est pas calculé dans les modèles alors que plusieurs études, de Santé publique France et de l’Inserm, montrent que l’exposition aux pesticides par les poussières est très importante chez les riverains. Elle est quatre fois supérieure par rapport à ceux qui habitent loin des champs. Ensuite, les expositions aux pesticides sont calculées pour des vents à 10 km/h alors qu’en France, les agriculteurs ont le droit d’épandre leurs produits des jours où ça souffle jusqu’à 19 km/h. Autre problème : on calcule l’exposition acceptable d’une personne en fonction de son poids. Plus celui-ci est important, plus on divise la quantité de substances reçues par kilo. Le poids de référence pour protéger tout le monde à partir de 14 ans est de 60 kilos. Or c’est sous-estimer l’exposition pour tous les adolescents car à 14 ans, 80 % des filles et 76 % des garçons ne pèsent pas ce poids-là. Même des adultes ne l’atteignent jamais. Pour les enfants, le poids considéré comme protecteur est 10 kilos, ce qui exclut les bébés jusqu’à 1 an. Pourtant leur comportement favorise les expositions : ils sont à quatre pattes, mettent les mains à la bouche… Non seulement les personnes minces, c’est-à-dire les femmes et les adolescents, ne sont pas prises en compte mais aussi les enfants de 0 à 1 an, alors que ce sont les plus vulnérables.

Et sur le volet qui porte sur le danger des substances ?

Ce sont des choses qui ont déjà été critiquées. Il y a par exemple le fait que l’exposition n’est calculée que pour la substance active dans le produit. Mais les coformulants, c’est-à-dire des substances qui ne sont pas actives sur la plante mais qui entrent dans la composition du produit, peuvent aussi représenter des dangers mais cela n’est pas calculé. Certains sont suspectés d’être cancérigènes, d’autres peuvent être toxiques par inhalation. On oublie aussi que généralement les riverains n’ont pas qu’une seule parcelle à côté de chez eux et pas qu’un seul produit appliqué sur la parcelle. L’exposition à l’effet cocktail de plusieurs produits n’est pas prise en compte. Cela est hypercomplexe, les combinaisons sont infinies, mais on pourrait appliquer un facteur de sécurité supplémentaire pour protéger à la fois les riverains et les agriculteurs. Cela a notamment été proposé par la Commission européenne dans la réglementation Reach sur les substances chimiques, qui est en cours de révision en ce moment.

Pour vous, les évaluations ne sont donc pas fiables…

Elles sont incertaines, et les distances le sont aussi. Car plusieurs choses ne sont pas prises en compte dans le modèle d’évaluation. Il ne reflète pas toutes les situations du quotidien. Il est censé prendre en compte les hypothèses du pire des cas, dans chaque situation, pour protéger tout le monde. Mais ce n’est pas le cas. Ces évaluations sont donc incertaines. Toutes les failles soulignées dans le rapport ne proviennent pas que de nous. Des chercheurs du CNRS, de l’Institut national de la recherche agronomique, de l’université de Bordeaux ont soulevé les mêmes points. L’Efsa reconnaît elle-même que le modèle n’est pas parfait et que c’est aux autorités nationales de chaque pays de prendre les mesures de gestion adéquates. Pour la France, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) dit faire confiance à l’Efsa et lui renvoie la balle. C’est un jeu de ping-pong. Personne ne veut prendre la responsabilité d’élargir les zones de non-traitement.

Quelles sont vos demandes ?

Nous voudrions faire comprendre au gouvernement et à l’Anses qu’avec l’approche qu’ils utilisent, ils ignorent toutes les failles présentées. On leur demande de ne pas s’en tenir aux résultats stricts des évaluations et d’appliquer le principe de précaution. Ce qui revient à instaurer des distances de sécurité plus larges, de l’ordre de 50 mètres minimum. Nous demandons aussi l’interdiction de l’épandage au-delà de 10 km/h de vent et plus de moyens pour l’Office français de la biodiversité, qui est en charge des contrôles.