Ne leur servez surtout pas un potimarron ou une butternut du commerce. Ils les trouveront insipides. Sylvain Przybylski et Juliette Mauduit sont habitués aux légumes qui ont du goût. Leur courge d’hiver préférée, la «dessert du Dakota», à la peau vert sapin et au parfum de châtaigne, n’a pas besoin d’être noyée sous les épices ou la crème. «Tu la coupes en deux et tu la mets au four, et c’est fini !» s’enthousiasme Sylvain Przybylski, devant un sachet de graines estampillé «La Ferme sans nom».
Les trentenaires produisent des semences de manière artisanale à Athis-Val-de-Rouvre, dans l’Orne, depuis 2020. Sans formation agricole, le couple d’artistes (lui est musicien, elle musicienne et réalisatrice), s’installe dans cette maison de la Suisse normande, un coin vallonné à la frontière du Calvados, à la veille du premier confinement. Le lieu, d’abord voué à devenir une résidence artistique, accueille désormais «l’une des toutes premières semenceries normandes indépendantes». «La semence, c’est la base de tout, que tu manges une plante ou un animal, expose Sylvain, 39 ans. Mais ça reste un gros mystère pour trois quarts des gens…» «Y compris pour ceux qui ont des diplômes agricoles !» complète Juliette, d’un an sa cadette. La faute à l’accaparement de cette activité par des géants de l’industrie, producteurs de semences standardisées, adaptées à la culture industrielle et destinées à être rachetées chaque année par les agriculteurs en demande de plantes les plus homogènes possibles. «Les légumes que l’on consomme aujourd’hui ont été domestiqués, comme on a domestiqué les espèces animales», éclaire Juliette. A l’autre bout du spectre, les semences paysannes «évoluent avec les paysans et leur environnement», et sont libres d’être reproduites et replantées d’une année sur l’autre, grâce à leurs capacités d’adaptation.
Un long processus de sélection
Là où certains gros distributeurs proposent des milliers de variétés, La Ferme sans nom en compte actuellement une trentaine, avec chaque année des nouveaux venus. Cette saison, le binôme met en vente des graines de betterave Rossa Di Chioggia, une variété italienne à la chair rose veinée de blanc, un haricot nain pourpre ou encore un piment fort de Cayenne. L’aboutissement d’un long processus de sélection, où chaque variété, piochée chez des producteurs ou des particuliers, est mise en compétition avec des dizaines d’autres. Si les critères de formes ou de couleur entrent en compte, le duo porte une attention toute particulière aux saveurs. «Ça ne sert à rien de cultiver des légumes si c’est pour avoir un résultat sans intérêt gustatif !» défend Sylvain. Les deux semenciers ont fait pousser et dégusté des dizaines de carottes avant de se fixer sur la blanche des Vosges, une variété ancienne au «goût floral et anisé», idéale «un peu caramélisée au four».
Certaines sont développées en collaboration étroite avec des chefs cuisiniers, comme la courge Pia, une butternut format individuel ajoutée à la sélection sous l’impulsion d’Alexis Bijaoui, à la tête de l’Auberge de la roche, dans le Mercantour. «Personne d’autre en France ne l’avait ! Au-delà de rétrécir la taille du fruit, l’idée, c’est de concentrer les goûts», explique le chef, qui envoie régulièrement en Normandie des semences de son terroir. A la demande de Thomas Benady, chef de l’Auberge sauvage, dans la baie du Mont-Saint-Michel, le couple fait aussi en ce moment des essais de radicchio, cette plante au feuillage rouge originaire d’Italie. «C’est rassurant d’avoir des gens qui travaillent de la même façon que nous, en allant au bout des choses. C’est comme s’ils bossaient chez nous», vante le chef. «Leurs variétés ont le goût de ce que c’est, la carotte a un vrai goût de carotte !» s’émerveille Alexis Bijaoui, qui dit avoir «beaucoup d’admiration» pour la démarche artisanale du projet.
La salle de bains sert aux tests de germination
Récolte, tri des semences, conditionnement, jusqu’au démarchage des revendeurs : à La Ferme sans nom, tout est fait maison. Pas question de «déléguer le travail humain à des machines», insistent les propriétaires, à l’approche «100 % manuelle, sans mécanisation». Dans leur maison normande, les semences sèchent dans le salon, et la salle de bains sert aux tests de germination. Les deux paysans cultivent sur sol vivant – c’est-à-dire sans labour et sous couvert permanent, se revendiquant d’une «agriculture régénératrice», bénéfique aux écosystèmes. Dans l’idéal, ils voudraient que la semencerie puisse fonctionner «sans énergies fossiles» – même si «le but n’est pas de revenir chez les Amish !» nuancent-ils. Le duo assume son côté militant, qui lui vaut d’être regardé de travers aussi bien par les conventionnels que par les bios. Avec leur 1,2 hectare, ils ont bien conscience de «ne pas peser», et si leur projet, radical, n’a pas vocation à être dupliqué, ils en sont convaincus, «ces pratiques existent pour tout le monde» : «N’importe quel maraîcher peut travailleur sur sol vivant, c’est simplement une réorientation des pratiques», veut croire Sylvain. Avec leur «école paysanne», ils misent sur la transmission, et accueillent au sein de leur ferme des amateurs ou des pros, désireux d’apprendre des techniques pour conserver leurs récoltes, ou pour «créer une ferme à taille humaine». «La semencerie est une porte d’entrée pour parler de tous ces sujets-là», plaide Juliette.
Pour l’instant, leurs produits touchent principalement des clients déjà sensibilisés, d’Ajaccio à Amsterdam – la majorité de leurs sachets sont vendus en ligne (80 %), le reste dans des épiceries locales. Si leur commerce est bien légal, leurs graines ne peuvent être vendues, en théorie, qu’aux jardiniers amateurs, car elles ne figurent pas au catalogue officiel des semences. Leurs prix s’alignent sur ceux de leurs concurrents : «On essaye d’être accessible à tout le monde, ce n’est pas un produit de luxe, défendent les propriétaires. Avec un sachet de graines à 3,20 euros, tu peux fabriquer 300 euros de nourriture, toute ta vie si tu veux !» Leurs clients, fidèles, reviennent d’une année sur l’autre. Thomas Benady, de l’Auberge sauvage, commande chaque saison tout le catalogue. Dans ses assiettes, on retrouve les petits pois ridés, de la livèche, à la saveur proche du céleri, ou la courgette Costata Romanesco, à la couleur vert amande et au goût de fond d’artichaut. «Tout ce qu’ils font est tellement précis, glisse le chef. Une fois qu’on a testé, c’est difficile de s’en passer.»