Nicolas Bricas, socioéconomiste de l’alimentation au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, alerte sur les attraits d’une relocalisation de l’agriculture et de l’alimentation qui se ferait à une échelle trop restreinte. Il appelle à transformer notre système alimentaire grâce à un «nouveau contrat social» qui impliquerait les citoyens dans l’organisation et la production de l’alimentation.
L’autonomie est-elle une solution pour la transition écologique de nos systèmes alimentaires ?
Cela dépend à quelle échelle on raisonne. L’autonomie alimentaire d’un village, d’une ville ou d’un département, c’est à la fois une illusion et un danger. Il faut calculer quels espaces géographiques sont nécessaires pour pouvoir nourrir leur population. C’est la question qu’on s’est posée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et c’est pour ça qu’on a construit la communauté européenne. La bonne échelle, pour concilier une relative autosuffisance alimentaire et une capacité à se défendre par rapport à d’autres grandes puissances, à mon sens, c’est l’Europe.
Pourquoi une illusion et un danger ?
A l’échelle mondiale, il faut qu’on arrête d’aller acheter de l’huile issue de la déforestation à l’autre bout du monde, ce qu’est en train d’interdire l’UE. On doit savoir d’où vient notre nourriture, mais tout ne passe pas par la relocalisation. En France, si on calcule ce qu’on appelle l’empreinte alimentaire, on s’aperçoit que la moitié de la population vit dans des départements dont la surface agricole ne suffirait pas à nourrir tous les habitants si on cherchait à y produire ce qu’ils mangent.
Transition culinaire
Avec le changement climatique, on aura des sécheresses, des inondations, qui vont engendrer des pertes de récolte et localement mettre à mal certaines productions. Il ne faut pas s’exposer au risque de ne pas être capable de nourrir sa population. Donc, à petite échelle, l’autonomie n’est pas forcément faisable. D’ailleurs, cela n’a jamais existé. Les villes ne se sont pas préoccupées de produire elles-mêmes ou en périphérie leur nourriture, mais elles sont allées la chercher plus loin, en s’installant près des fleuves ou des ports. Gênes s’est nourri du blé d’Egypte, par exemple.
Donc en France, et en Europe, on est aujourd’hui globalement à la bonne échelle et tout va bien ?
Non. Notre modèle actuel de production va droit dans le mur. Il n’est pas durable, utilise trop de chimie, provoque des dégâts environnementaux et nous coûte de plus en plus cher. Pendant trop longtemps, le contrat social a été de produire le moins cher possible sans se préoccuper des externalités négatives, c’est-à-dire des coûts sociétaux en matière de santé et d’environnement. Au nom de la souveraineté alimentaire, le ministre de l’Agriculture propose [depuis le début de la guerre en Ukraine, ndlr] de remettre en production des jachères, qui favorisent pourtant la biodiversité, avec cet argument en creux de dire que sinon, on risque d’affamer la planète.
Mais ce n’est pas ça la souveraineté alimentaire ?
Il ne faut pas confondre autonomie et souveraineté alimentaire. L’autonomie, c’est ne pas dépendre de l’extérieur, se nourrir quasi exclusivement à l’échelle de son territoire. La souveraineté c’est une notion politique. Cela signifie être capable de décider soi-même comment on va s’organiser, ne pas être dépendant de systèmes techniques et d’acteurs sur lesquels on n’a pas de contrôle.
Donc, vous défendez une autre forme de souveraineté alimentaire ?
On doit reconstruire collectivement un nouveau contrat social par rapport à l’alimentation. Il faut reconstruire le débat dans les territoires, en remettant en place la démocratie alimentaire. Aujourd’hui, le système alimentaire est piloté par une poignée d’acteurs mais il faut qu’on reprenne la main sur notre alimentation. Les agriculteurs et les citoyens sont devenus dépendants de groupes sur lesquels ils n’ont plus de prise. La crise ukrainienne a fait comprendre que le problème, ce n’est pas tant la question des aliments venant de l’extérieur, mais aussi des engrais, des semences, notre dépendance aux marchés financiers, à l’électronique…
Il faut qu’on rediscute de tout cela, de comment accompagner les agriculteurs vers la transition écologique. Tout citoyen est légitime à dire de quelle façon il veut manger. Notre système alimentaire a été accaparé par une poignée d’acteurs qui décident quoi faire des 9 milliards d’euros qu’on reçoit de la politique agricole commune [de l’Union européenne] chaque année. Il faut construire un nouveau rapport de force, montrer aux décideurs ce que veulent les citoyens.
Mais ne risque-t-on pas de payer cette nourriture plus chère ?
On a quand même 9 milliards d’euros par an, c’est un financement considérable. Mais oui, on la paiera plus cher. Il faudra mettre en place une sécurité sociale alimentaire [qui permettrait d’assurer à chacun une alimentation de qualité]. Il y a soixante-dix ans, on pouvait se dire que c’était une utopie de permettre à tout le monde de se soigner, et pourtant on a créé la sécu. C’est cher, donc cela paraît utopique, mais c’est un débat qui peut être mené si les citoyens le réclament.