Derrière les étals d’eau en bouteilles des supermarchés se cache, depuis des années, une tromperie de grande ampleur, orchestrée par les industriels de l’eau et soigneusement dissimulée par le gouvernement. Le journal le Monde et la cellule d’investigation de Radio France révèlent, ce mardi 30 janvier, que de l’eau vendue comme «de source» ou «minérale naturelle» subit en réalité des techniques de purification interdites pour ces catégories, mais utilisées pour l’eau du robinet, afin de pouvoir être consommées. En toute connaissance des autorités.
Concerné par cette enquête, le numéro 1 mondial de l’eau, Nestlé Waters, a pris les devants et a reconnu, la veille de la publication des articles, avoir informé les autorités françaises en 2021 de son utilisation de traitements d’ultraviolets et de filtres au charbon actifs sur certaines eaux minérales – Perrier, Vittel, Hépar et Contrex – pour maintenir «leur sécurité alimentaire». Publié dans les colonnes des Echos, ce mea culpa édulcoré et savamment orchestré a tout de l’arbre qui cache la forêt.
Issue d’une directive européenne, la réglementation interdit toute désinfection des eaux minérales qui doivent être naturellement de haute qualité microbiologique, contrairement à l’eau du robinet qui est, elle, désinfectée avant de devenir potable. Une réglementation dont l’interprétation exclut les traitements ultraviolets et les filtres au charbon actif auxquels a eu recours Nestlé Waters, mais pas seulement.
Discrétion du gouvernement
Ce scandale aurait commencé à émerger à la fin de l’année 2020, après un signalement d’un ex-employé de la société Alma (Cristaline, Saint-Yorre, Chateldon, Vichy…) à la Direction générale de la concurrence, du commerce et de la répression des fraudes (DGCCRF). Dans la foulée, l’administration française, relevant du ministère de l’Economie, décide d’ouvrir une enquête et d’envoyer son service national perquisitionner les usines.
Une note des enquêteurs, mise au jour par le Monde et Radio France, révèle des pratiques qualifiées de «frauduleuses» parmi lesquelles des mélanges occasionnels avec «l’eau du réseau», c’est-à-dire du robinet, «adjonction de gaz carbonique industriel dans des eaux minérales dites naturellement gazeuses», «traitements non autorisés pour prévenir ou traiter les contaminations épisodiques survenant à la source», «utilisation de filtres à charbons actifs en grains», des «pratiques de microfiltration non autorisées»… «Nous n’utilisons aucun traitement non conforme sur aucune des marques Alma», assure le 29 janvier – et au présent – l’entreprise sollicitée par nos confrères. Mardi, après la publication des articles, le groupe Alma a confirmé à l’AFP faire l’objet d’une «procédure judiciaire» portant «sur des faits anciens et isolés propres à certains sites de production». L’eau Cristaline «n’a jamais été visée», a-t-il insisté. Comme Nestlé, Alma écarte tout risque sanitaire pour les consommateurs. «Tous les contrôles des autorités de santé ont montré que nos eaux étaient saines», a assuré l’entreprise à l’AFP.
Au rapport
Des milliers d’emplois sont en jeu dans tout le pays. Si bien que lorsqu’il est informé de pratiques frauduleuses de Nestlé, le gouvernement opte pour une gestion de crise loin des radars, en toute confidentialité. C’est la multinationale suisse elle-même qui a sollicité un rendez-vous le 31 août 2021 avec la ministre déléguée chargée de l’industrie de l’époque, Agnès Pannier-Runacher. Ses dirigeants ont peut-être été prévenus des conclusions de l’enquête de la DGCCRF, qui a réussi à récupérer les noms des clients des filtres épinglés, et craignent désormais d’être inquiétés.
Ils reconnaissent leurs techniques frauduleuses et négocient, dans le même temps, une évolution de la réglementation en vigueur, en particulier s’agissant de la microfiltration, afin de pouvoir maintenir certains de ces traitements interdits. Selon eux, certains de leurs sites sont régulièrement contaminés par des bactéries de type Escherichia coli, et présentent des traces de polluants chimiques comme des métabolites de pesticides. Ils estiment que si la loi n’évolue pas, certaines exploitations d’eau de sources pourraient être fermées, notamment dans les Vosges (Contrex, Vittel, Hépar) et dans le Gard (Perrier).
Au moins un tiers des marques concernées
Dès l’automne 2021, le gouvernement demande à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), de mener une enquête administrative. Les agences régionales de santé (ARS) sont elles aussi mobilisées pour inspecter certaines usines de conditionnement pour le compte de l’Igas. Elles rendront visite à 32 usines, notamment celles du groupe Nestlé. Les conclusions du rapport, remises toujours dans la plus grande discrétion au gouvernement, sont sans appel : «Les travaux ont permis de révéler que près de 30 % des désignations commerciales [françaises] subissent des traitements non conformes», rapportent le Monde et Radio France, qui ont pu consulter ce rapport. Pis encore : compte tenu des «difficultés pour les services de contrôle d’identifier des pratiques délibérément dissimulées», le niveau de non-conformité serait en réalité «très probablement supérieur» au tiers mis en lumière. Nestlé notamment, dont toutes les marques d’eau sont concernées, avait dissimulé les traitements interdits derrière des armoires électriques.
Mais le gouvernement continue de naviguer dans le silence et à ce stade, n’informe ni la justice, ni les autorités européennes. Selon l’article 40 du Code de procédure pénale, tout officier «qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs». La France était aussi tenue d’informer la Commission européenne et les Etats membres, en vertu de la directive 2009/54 /CE, mais a failli à cette obligation. Le 22 février 2023, au terme d’une réunion interministérielle placée sous l’autorité de Matignon, des ministères de l’Economie et de la Santé, le cabinet de la Première ministre, Elisabeth Borne, acte, «en réponse aux demandes de l’industriel» et «après différents échanges avec des représentants de Nestlé Waters», «la possibilité d’autoriser par modification des arrêtés préfectoraux la pratique de la microfiltration intérieure à 0,8 micron».
Enquête
Ces microfiltres étaient jusqu’ici interdits par l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), ancêtre de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), puisqu’ils sont susceptibles de modifier le «microbiome» de l’eau et dont d’attenter à l’appellation «eau de source» ou «eau minérale».
Une source gouvernementale a indiqué ce mardi dans l’après-midi à Libération que le rapport de l’Igas comprenait «des données relevant du secret des affaires» et ne pouvait être rendu public. Tout en martelant qu’il n’y aurait «aucun risque sanitaire lié à la qualité des eaux en bouteille.»
«La mise en place des traitements non conformes pose la question de l’appellation «eau minérale naturelle» ou d’«eau de source», dans la mesure où ces eaux sont censées être naturellement pures et avoir connu un nombre restreint de traitements. Mais d’un point de vue sanitaire, la mise en place de ces traitements renforce la sécurité sanitaire», a ajouté cette même source.
Interrogée par le Monde et Radio France, Nestlé Waters plaide «l’évolution des conditions climatiques et environnementales, avec la multiplication d’évènements extrêmes, à l’instar de sécheresses ou d’inondations, combinés à l’expansion des activités humaines autour de [leurs] sites». Cela rend, selon eux, «très difficile le maintien de la stabilité des caractéristiques essentielles d’une eau minérale naturelle». La multinationale suisse assure avoir «retiré» les traitements ultraviolets et les filtres à charbon actif de ses usines, mais explique avoir maintenu des dispositifs de microfiltration «compatibles avec le cadre réglementaire».
A ce stade, seule l’ARS Grand Est a saisi, en octobre 2022, le procureur de la République d’Epinal, Frédéric Nahon, selon les deux médias à l’origine de ces révélations. Le parquet a ouvert une enquête préliminaire en novembre de la même année pour «tromperie» au code de la santé publique. Selon le magistrat, cité par le Monde et Radio France, «Nestlé a bien eu recours à des systèmes de filtration illégaux, et ses eaux minérales naturelles ont perdu leur statut d’eaux minérales naturelles. Cela relève de la tromperie».
Mise à jour : le 30 janvier à 18h30 avec la réaction d’une source gouvernementale ; le mercredi 31 janvier à 18 h 30 avec la confirmation de l’ouverture d’une enquête.