C’est le procès de trafiquants d’un genre peu commun qui s’est conclu au Kenya ce mercredi 7 mai. Un tribunal de Nairobi a condamné à près de 7 000 euros chacun les deux jeunes Belges de 18 ans, accusés d’avoir tenté de faire sortir des milliers de fourmis du pays, enfermées dans des tubes à essai. Accusés de possession illégale et de trafic d’animaux sauvages vivants, ils échappent donc à une peine de prison. Dans un pays plutôt habitué à la lutte contre le trafic d’ivoire – cornes de rhinocéros, défenses d’éléphants – et d’écailles de pangolins, cette affaire vient révéler l’ampleur d’un commerce moins populaire, bien que planétaire : celui des fourmis comme animal de compagnie. Un commerce très rarement réglementé, dans lequel il suffit de se baisser pour attraper des centaines de fourmis afin de les revendre en ligne aux passionnés du petit insecte, qui se plaisent à l’observer dans leur vivarium. Rare spécialiste sur le sujet, Jérôme Gippet, chercheur suisse en invasions biologiques, a été l’un des premiers à tenter de quantifier l’étendue de ce business. Il explique tout de ce phénomène à Libération, où le risque d’introduire des espèces exotiques envahissantes par mégarde est loin d’être négligeable.
La prise kényane impressionne par son envergure et par la bestiole en question, qui semble peu encline à faire l’objet d’un tel trafic. Cette saisie est-elle exceptionnelle ?
Ce qu’il s’est passé au Kenya est un cas plutôt exceptionnel, mais cela n’est pas si étonnant tant nous sommes sur un commerce en pleine expansion. Depuis quelques années, le prix de certaines espèces de fourmis rares n’a fait que baisser car les vendeurs arrivent à en capturer de plus en plus. Le système se complexifie avec des intermédiaires, des récolteurs, des commerçants. On n’est plus sur le cas de ce retraité allemand qui, en 2011, est allé lui-même en Australie attraper quelques fourmis pour les revendre sur son propre site – il s’était d’ailleurs fait arrêter à la douane australienne, la valise remplie de fourmis. Aujourd’hui, on parle d’une distribution planétaire, c’est tout un monde en train d’exploser. A l’heure actuelle, on a certainement plus de 1 000 espèces de fourmis achetables en ligne.
Mais qui voudrait bien acheter toutes ces fourmis ?
Le gros de ce commerce est à but récréatif et éducatif. La fourmi est devenue un animal de compagnie. Lorsque j’ai étudié des groupes d’éleveurs sur les réseaux sociaux, ils étaient essentiellement composés de jeunes garçons adolescents ayant entre 14 et 21 ans – donc le profil des deux Belges ne m’étonne pas. On trouve aussi des professeurs, qui utilisent les fourmis comme outil pédagogique dans les écoles. Beaucoup de ces gens-là les récoltent simplement à la main, en bas de chez eux.
1 001 pattes
Avoir des invertébrés chez soi, ça a plusieurs avantages, notamment avec l’urbanisation. Tout le monde n’a pas forcément le temps, ni l’envie, d’avoir un animal comme celui qui est en train de me miauler dessus (rires). Les insectes ne prennent pas de place en appartement, n’ont pas besoin d’être nourris tous les jours ; on peut partir en vacances pendant deux ou trois semaines sans problème. Et pour les fourmis, c’est encore plus facile, les nids artificiels sont trouvables en ligne. On les reçoit par la poste, prêts à l’emploi, avec la reine et les ouvrières, le système de chauffage et la nourriture.
Une autre partie de ce commerce est liée aux habitudes culinaires. En Asie du Sud-Est et en Amérique du Sud, les fourmis se mangent. Mais dans ces cas-là, elles sont vendues mortes et déjà cuisinées. Et de façon encore plus minime, il y a aussi celles dédiées à la recherche scientifique. Certains chercheurs n’ont pas forcément envie de prendre l’avion pour aller chercher quatre reines à l’autre bout de la planète, et vont donc les commander en ligne.
Les jeunes Belges ont tout de même capturé 5 000 reines. Comment a-t-on pu atteindre de telles proportions ?
La réponse est simple, Internet. Des passionnés qui élèvent des bestioles, il y en avait déjà plein avant. Mais c’était beaucoup plus difficile de mettre en contact les récolteurs et les consommateurs. Reptiles, mammifères, oiseaux… Il fallait se rendre physiquement dans une boutique spécialisée pour en acheter. Tout le monde n’avait pas à portée de main la connaissance de l’existence de telle ou telle espèce comme animal de compagnie. En devenant la plateforme commerciale dominante, Internet n’a fait qu’augmenter la demande. Envoyer des bestioles de petite taille par la poste, c’est simple, donc ça s’est démocratisé.
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Peut-être qu’il y a aussi un certain effet de mode ou un besoin pour certaines personnes de se reconnecter au vivant. Quelque part, ces fourmis, ce sont des petits bouts de nature à l’intérieur de chez nous, avec lesquels on peut interagir.
Y a-t-il des espèces en particulier qui attirent les collectionneurs ?
La plus commercialisée, c’est Messor barbarus, que l’on va retrouver dans le sud de la France, en Espagne et en Italie. Elle n’est pas chère, autour de 10 euros la reine. Elle s’élève très bien et elle mange des graines, donc elle est facile à nourrir : c’est parfait pour les débutants. Celles qu’ont capturées les deux jeunes au Kenya sont aussi du genre Messor, mais ce sont les plus grosses, les Messor cephalotes, donc elles sont assez demandées. Elles coûtent entre 100 et 200 euros la reine.
En ce qui concerne les espèces plus «exotiques» – de par leur provenance plus lointaine – les fourmis coupeuses de feuille sud-américaines sont particulièrement appréciées car elles sont fascinantes, mais elles sont plus chères, entre 300 et 500 euros la reine. Elles coupent les feuilles des arbres, les ramènent dans le nid, les mettent en bouillie, créant ainsi un champignon, qu’elles mangent. C’est une des rares espèces animales qui fait de l’agriculture, et ce, bien avant l’être humain ! Après il y a les fourmis tisserands, qui sont asiatiques. Elles sont très belles, avec des couleurs orange ou vert pétant, mais assez agressives. En Australie, les plus typiques, ce sont les fourmis bouledogue, qui sont parmi les plus grosses fourmis qu’on peut trouver. Elles ont des mandibules en forme de bec, un dard, elles piquent très fort, et elles peuvent même sauter. Donc elles sont assez impressionnantes. Avant, c’était difficile de trouver une reine à moins de 500 euros, aujourd’hui avec l’augmentation de la demande, c’est autour de 100 euros.
Ce n’est pas un peu dangereux toutes ces espèces exotiques introduites à droite à gauche ?
Pas mal d’aspects sont risqués dans ce commerce, comme dans tout commerce de biodiversité. Par exemple, pour les fourmis coupeuses de feuilles, elles sont présentes uniquement en Amérique du Sud. Si elles s’échappent du vivarium d’un passionné en Asie ou en Afrique, où les conditions climatiques sont similaires, on ne sait pas ce qu’il se passe. Certaines sont capables de ravager un arbre en quelques jours en le vidant de ses feuilles et d’anéantir des cultures.
Toutes les invasions actuelles, comme la fourmi électrique dans le sud de la France, sont liées au transport non intentionnel de l’espèce, typiquement dans une plante ou un fruit. Mais ce commerce plus intentionnel des fourmis pourrait aussi, à terme, créer des invasions biologiques.
Ne faudrait-il pas dès lors endiguer ce trafic ?
Attention avec le mot «trafic», on en parle souvent pour les espèces protégées de mammifères ou d’oiseaux, et donc de ce qui est illégal. En ce qui concerne les invertébrés, il n’y a aucune législation, c’est un commerce comme celui du cacao ou du café. Dans le cas du Kenya, les juges se servent du protocole de Nagoya, qui vise à limiter l’exploitation commerciale du patrimoine génétique naturel des pays (faune, flore, etc.), pour juger les jeunes accusés. Ce serait sans précédent. Cela pourrait faire office de jurisprudence et rendrait beaucoup plus facile la lutte contre ce commerce.
Pour aller plus loin
Je pense que plutôt qu’endiguer, il faudrait le réguler. Or, difficile de réguler sans évaluer les risques que peut apporter chaque espèce de fourmi en étant commercialisée. Le plus important, c’est de maintenir l’achat de certaines d’entre elles au minimum, en le rendant illégal. Ainsi, on pourra réduire les opportunités d’invasions.
Mis à jour le 7 mai avec la condamnation du tribunal.