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Libération
Risque d'invasion

Antarctique : isolée depuis des millions d’années, la faune mise en péril par les coques des bateaux de tourisme

A l'ère de l'anthropocènedossier
La massification du tourisme en Antarctique, l’un des derniers sanctuaires de la planète, pose un certain nombre de problèmes environnementaux. Entre autres, le risque de voir des espèces marines envahir la biodiversité polaire.
Des touristes débarquent à Curverville Island, en Antarctique, en février 2018. (Alexandre Meneghini/REUTERS)
publié le 12 janvier 2022 à 10h11

Si le continent blanc fait rêver de plus en plus de voyageurs, le tourisme en Antarctique est une aberration environnementale. Parce qu’au-delà de polluer et de nuire aux animaux terrestres, ces expéditions facturées jusqu’à 15 000 euros et réservées à une certaine élite menacent la faune marine de ce fragile écosystème. En effet, les bateaux en provenance de toute la planète ramènent sur leurs coques des espèces invasives dans les eaux de l’océan Austral, comme l’explique un article de la BBC.

C’est précisément ce que révèle une étude récemment publiée par des équipes du British Antarctic Survey et de l’université de Cambridge portant sur les navires de recherche, de pêche et de tourisme qui se rendent régulièrement dans cette région isolée.

Elle dévoile que les bateaux qui naviguent au large des côtes antarctiques proviennent de 1 500 ports à travers le monde. Et ça, c’est problématique. Car «presque n’importe quel endroit peut être une source potentielle d’espèces invasives [qui] peuvent complètement changer un écosystème», développe auprès de la BBC la chercheuse Arlie McCarthy, de l’université de Cambridge. «Elles peuvent créer des habitats entièrement nouveaux qui rendraient plus difficile pour les animaux de l’Antarctique de trouver leur propre lieu de vie.»

Les moules, les crabes et les algues potentiels envahisseurs

Parmi les envahisseurs potentiels, on retrouve toute espèce marine capable de s’accrocher à la coque d’un bateau et de survivre au voyage vers l’Antarctique. Les moules, les balanes, les crabes et les algues sont particulièrement préoccupants car ils se fixent aux coques, selon un processus appelé «encrassement biologique» ou biofouling en anglais. Les moules, par exemple, peuvent survivre dans les eaux polaires et se propager facilement, menaçant ainsi la vie marine des fonds marins. Leur filtrage de l’eau modifie la chaîne alimentaire marine ainsi que la chimie de l’eau qui les entoure.

Les espèces indigènes de l’Antarctique sont singulièrement fragiles puisqu’elles «ont été isolées au cours des 15 à 30 derniers millions d’années», s’inquiète David Aldridge, professeur à l’université de Cambridge. Les espèces invasives représentent l’une des plus grandes menaces pour la biodiversité de la région. Et le risque de perdre des espèces endémiques est donc plus élevé en Antarctique.

Certes les bateaux de touristes rapportent quelques espèces potentiellement invasives. Mais elles ne s’étendent pas pour l’instant puisque l’Antarctique reste pour l’heure «le dernier endroit au monde où nous n’avons pas d’espèces marines envahissantes. Nous avons donc [encore] la possibilité de le protéger», précise Arlie McCarthy.

Nettoyer et inspecter les coques

Pour que de nouvelles espèces ne perturbent pas les habitats fragiles du pôle Sud, les scientifiques demandent la mise en place urgente de règles strictes pour les navires. Les mesures actuelles, qui consistent à nettoyer les coques des bateaux, sont seulement en vigueur dans quelques ports d’entrée aux portes du continent.

Le British Antarctic Survey, l’opérateur national britannique en Antarctique, lui, utilise des chiens renifleurs pour rechercher des rats ou des souris à bord des navires de recherche. Mais l’organisation souhaite désormais des «protocoles de biosécurité améliorés» et des précautions plus poussées pour sauvegarder les eaux australes. Cela implique par exemple d’inspecter les coques des embarcations avec des caméras et de les nettoyer plus fréquemment.

Des mesures particulièrement importantes avec le changement climatique qui laisse entrevoir de nouvelles menaces, comme l’augmentation de la température des océans.

Plus de 70 000 voyageurs en un an

Pour déterminer le poids du trafic sur le continent le plus austral de la planète et les origines des bateaux, les équipes de recherche du British Antarctic Survey et de l’université de Cambridge ont utilisé des données satellitaires et des bases de données internationales sur le transport maritime.

Résultat : les navires qui relient les parties les plus isolées de l’Antarctique aux 1 500 ports à travers le monde viennent essentiellement d’Amérique du Sud et d’Europe. L’étude a aussi révélé que le tourisme représentait 67% des visites des sites antarctiques, bien loin devant la recherche qui représente 21% et la pêche, 7%.

Selon l’Association internationale des tour-opérateurs de l’Antarctique, la saison 2019-2020 a vu plus de 70 000 personnes visiter la région. Si le secteur a été perturbé par la pandémie de Covid-19, ce nombre n’a cessé d’augmenter depuis que les premières centaines de visiteurs du Chili et d’Argentine sont arrivées dans les îles Shetland du Sud dans les années 50.

Mais la massification des touristes n’est pas sans conséquences. «Partout où ces navires se rendent, nous constatons d’autres types d’impact humain sur l’environnement, qu’il s’agisse de rejet accidentel de déchets, de pollution, de collisions avec la faune ou de nuisances sonores», alerte Arlie McCarthy. Une raison de plus, s’il en fallait une, de réguler drastiquement ce tourisme en pleine expansion.