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Interview

Un quart des oiseaux disparus en Europe en près de quarante ans : «L’agriculture intensive est la principale responsable»

Pour la première fois, une vaste étude démontre la responsabilité des engrais et pesticides dans l’effondrement des populations d’oiseaux en Europe. Pour le chercheur Vincent Devictor, il est urgent de repenser notre mode de production alimentaire.
La population de moineaux friquets a chuté de 75 %. (Aleksa Torri/Getty Images)
publié le 15 mai 2023 à 21h00

Cette fois, le doute n’est plus permis. L’agriculture intensive est bel et bien la principale responsable de la sidérante disparition des oiseaux en Europe, dont les populations se sont effondrées de 25 % en près de 40 ans, voire de près de 60 % pour les espèces des milieux agricoles. C’est la principale conclusion de l’étude la plus vaste et la plus complète à ce jour sur les oiseaux en Europe, publiée ce lundi 15 mai dans la revue scientifique Pnas. Pour l’écologue et directeur de recherche au CNRS Vincent Devictor, coauteur de ce travail, il est urgent de repenser le mode de production alimentaire actuel.

En quoi l’étude que vous avez coordonnée diffère-t-elle des précédents travaux constatant l’effondrement des populations d’oiseaux dans divers pays européens, dont la France ?

C’est LA grande synthèse sur la question pour l’ensemble de l’Europe, le fruit d’un effort collectif sans précédent. Cinquante chercheuses et chercheurs ont rassemblé 37 ans de données de 20 000 sites de suivi écologique dans 28 pays européens, pour 170 espèces différentes. Ils ont comparé plusieurs pressions liées à l’activité humaine (évolution du climat, de l’urbanisation, des surfaces forestières et des pratiques agricoles) et quantifié et hiérarchisé pour la première fois leurs impacts sur les populations d’oiseaux.

Les résultats sont effrayants : 20 millions d’oiseaux disparaissent en moyenne d’une année sur l’autre en Europe, depuis près de quarante ans…

Oui, c’est vertigineux. Cela représente 800 millions d’oiseaux en moins depuis 1980. Même pour un chercheur, c’est émouvant. Il y a certaines espèces dont je pensais que le déclin allait se ralentir. Hélas, ce n’est pas le cas. Les populations de moineaux domestiques, par exemple, ont chuté de 64 % ; il risque de devenir rare. Certains écosystèmes sont plus touchés que d’autres : alors que le nombre d’oiseaux forestiers a diminué de 18 % en quarante ans, ce chiffre monte à 28 % pour les oiseaux urbains comme les hirondelles et martinets et bondit à 57 % pour ceux des champs. Parmi ces derniers figure le bruant proyer, de la famille des passereaux, qui a vu ses effectifs chuter de 77 % en Europe. Idem pour le pipit rousseline. Ceux de la mésange boréale ont chuté de 79 %, ceux du pouillot siffleur de 53 %…

Certaines espèces sont-elles épargnées ?

Les seules qui s’en sortent relativement bien sont celles qui préfèrent la chaleur. L’augmentation globale des températures touche davantage les espèces préférant le froid, avec 40 % de déclin contre «seulement» 18 % de déclin pour celles préférant le chaud. Les populations de fauvettes mélanocéphales ou de guêpiers, qui aiment la chaleur, augmentent légèrement et profitent du déclin des autres.

Est-ce la première fois qu’une étude démontre la responsabilité dominante de l’évolution des pratiques agricoles dans cet effondrement ?

A cette échelle-là, oui. Elle montre l’aspect systémique, européen, de l’effet négatif et prépondérant de l’intensification des pratiques agricoles. Les populations d’oiseaux souffrent d’un cocktail de pressions, mais nos travaux concluent que l’effet néfaste dominant est l’augmentation de la quantité d’engrais et de pesticides par hectares. Celle-ci a entraîné le déclin de nombreux oiseaux, surtout celui des insectivores. Ce déclin est la signature d’une dégradation environnementale profonde. Certaines espèces mangeuses d’insectes mais non strictement agricoles finissent par pâtir de la disparition des insectes largement causée par l’agriculture intensive. C’est le cas du gobemouche gris, dont les populations ont baissé de 63 % en Europe : il aime les couvertures forestières mais ne trouve pas assez de nourriture.

Certains pointaient plutôt la responsabilité des chats, par exemple…

Les chats ont bon dos. Car la plupart des espèces d’oiseaux étudiés ici, qui ne vivent pas en milieux urbains ou suburbains, ne verront jamais un chat de leur vie. Et la population de félins domestiques n’a pas augmenté de 40 % en 40 ans…

Cette tragédie touche-t-elle particulièrement la France, cette grande puissance agricole ?

Elle se distingue comme mauvaise élève ; les chiffres sont assez terribles. En France, les populations d’oiseaux des champs ont chuté de 43 % en 40 ans. Et ce n’est qu’une moyenne : pour le moineau friquet, le tarier des prés et le pipit farlouse, l’effondrement, spectaculaire, atteint -75 %… Ils aiment les petites haies à la campagne, qui disparaissent ; il y a moins de trous pour faire des nids, moins d’endroits pour se cacher, pour se reposer ; et il n’y a plus d’insectes. Les conditions de vie sont dégradées, le milieu est devenu hostile. Le nombre d’oiseaux forestiers, lui, a diminué de 19 %.

L’Hexagone est incapable de maintenir la biodiversité dans son milieu agricole. Comme l’Allemagne, elle enregistre une forte hausse du volume des ventes de pesticides. Et le nombre de mégafermes de plus de 100 hectares a augmenté, chez nous, de 12 % depuis 2005, alors que celui des petites fermes a baissé de 24 %. Notre paysage agricole devient moins accueillant pour la biodiversité. Récemment, il a même été question de faire reculer les progrès enregistrés sur l’interdiction des pesticides les plus dangereux [les insecticides néonicotinoïdes, ndlr].

La disparition des oiseaux met-elle en péril l’ensemble des écosystèmes ?

Tout ce que fait un oiseau dans un écosystème est assez fabuleux. Il mange et se fait manger. Il transporte aussi beaucoup de matériaux, de graines. Plusieurs espèces sont migratrices. L’oiseau est un très beau générateur de liens. Et que serait un monde sans oiseaux ? Le chant d’un merle au printemps ou la rencontre d’un enfant avec un rouge-gorge en forêt surpasse toute relation d’utilité. Nous nous dirigeons droit vers le Printemps silencieux décrit par la biologiste américaine Rachel Carson dans son célèbre livre il y a soixante ans.

Cela a-t-il un impact sur nous les humains, sur nos sociétés ?

Oui. Nous sommes de grands oiseaux. S’il y a des pesticides dans l’eau potable et si les sols sont pollués, ce n’est pas terrible. Je me sens assez proche des oiseaux, de ce point de vue là. Il faut s’inquiéter de la dégradation de la santé des habitants des campagnes.

Que préconisez-vous pour enrayer cette situation ?

Je ne suis pas agronome et je ne suis surtout pas là pour expliquer aux agriculteurs ce qu’ils doivent changer dans leurs pratiques. Mais on peut se questionner sur l’utilisation de l’argent public et sur les grandes politiques européennes en la matière. Il va falloir revoir l’idéologie qui a gagné le monde agricole à la sortie de la Seconde guerre mondiale : le rendement à l’hectare, les grandes fermes, l’exportation, la compétitivité, etc. Les agriculteurs le savent depuis longtemps. Mais il y a un manque d’ambition très clair en matière de politique agricole. Le bio, par exemple, n’occupe que 8 % de la surface agricole en Europe. Il y a un problème de filière, avec des forces qui résistent, des lobbys. Le climat se tend aussi, avec l’apparition de sécheresses.

Produire autrement, c’est une question de survie du modèle agricole lui-même. Car en détruisant la biodiversité, un pesticide ne protège pas du tout la plante, il tue la possibilité de la cultiver. Il existe un lien très fort entre la présence d’une biodiversité en bonne santé et la rentabilité des cultures dans la parcelle en question. Il y a une forme d’ironie : en tuant la biodiversité, l’agriculture industrielle dopée à l’agrochimie se saborde.

Cela fait des années qu’on sait que le modèle industriel est néfaste, pourtant il ne se passe rien. Qu’espérez-vous avec cette étude en forme d’énième cri d’alarme ?

Il ne se passe pas rien. Beaucoup d’agriculteurs s’intéressent aux alternatives. Certains ont participé eux-mêmes au suivi de la biodiversité dans leurs champs, ont vu l’effet du changement des pratiques sur la présence de pollinisateurs. Il n’y a pas d’opposition à établir entre l’agriculture et l’écologie, au contraire.