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Interview

Baleine à bec de Travers échouée en Nouvelle-Zélande : «Aucun individu vivant n’a jamais été observé en mer»

Spécialiste des cétacés et professeur au Muséum national d’histoire naturelle, Jean-Luc Jung revient pour «Libération» sur cette découverte et sur le peu de choses que l’on connaît de cette espèce rarissime.
Le rarissime spécimen de baleine à bec de Travers retrouvé mort en Nouvelle-Zélande, le 5 juillet 2024. (New Zealand Department of Conservation/AFP)
publié le 16 juillet 2024 à 18h35

Elle n’a jamais été observée vivante. Un spécimen de baleine à bec de Travers a été découvert échoué sur une plage de l’île du Sud en Nouvelle-Zélande, au début du mois de juillet. Le troisième en cent cinquante ans. C’est peu pour ce gros mammifère marin de 5 mètres de long, dont les scientifiques savent si peu de choses qu’elle est considérée comme étant la baleine la plus rare au monde.

Disséquée et analysée, cette rare dépouille permettra d’en apprendre davantage sur l’espèce. Jean-Luc Jung, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, chef de la station marine de Dinard et membre du laboratoire de l’Institut de systématique, évolution, biodiversité (Isyeb), livre à Libération les informations connues et surtout inconnues sur la baleine à bec de Travers – dont le nom ne fait aucunement référence à son anatomie.

Pourquoi cette baleine est-elle si rare ?

La baleine à bec de Travers fait partie du groupe des baleines à dents, les Ziphiidae, qui comporte une vingtaine d’espèces connues. On les appelle «baleines», mais en réalité ce sont des animaux plus proches des dauphins que des baleines à bosse. Ce sont de grands plongeurs – jusqu’à 3 000 mètres de profondeur, c’est énorme – très discrets, qui vivent en haute mer et utilisent l’écholocation [production de sons, ndlr] pour chasser le poisson.

Il est également probable que la baleine à bec de Travers ait une population très faible. Aujourd’hui, nous avons des spécimens entiers, des squelettes entiers, mais aucune observation en mer d’individus vivants n’a jamais été faite. Personne ne serait capable de les reconnaître. Dans ce sens-là, il s’agit de l’espèce la plus rare, car c’est l’une des plus difficiles à identifier.

Pourtant son nom semble tiré d’un trait physique bien particulier…

Non [rires], elle doit son nom au naturaliste Henry Hammersley Travers, qui a découvert en 1873, en Nouvelle-Zélande déjà, le premier individu de cette baleine à bec. Et je ne parle pas d’un animal complet, mais d’une dent et d’un os de mâchoire, qui ne correspondaient à aucune espèce connue à l’époque. En 1950 et en 1986, d’autres os ont à nouveau été découverts, à nouveau en Nouvelle-Zélande et au Chili. Cela a alors permis de définir les premiers critères de l’espèce et de réaliser un petit séquençage de son ADN.

Dans les années 2010, deux baleines à bec entières sont retrouvées échouées sur une plage en Nouvelle-Zélande et ont été identifiées grâce à leur ADN. Le troisième individu, c’est celui que l’on vient de retrouver, toujours en Nouvelle-Zélande.

Elles évoluent donc très certainement entre la côte néo-zélandaise et chilienne. En tout cas, c’est dans cette zone-là qu’elles ont toutes été identifiées. Mais il faut rester prudent : il n’est pas du tout impossible qu’elles aient une répartition beaucoup plus large, partout dans le monde, et qu’on ne les ait pas vues ou reconnues.

Le spécimen retrouvé le 4 juillet va être disséqué. Qu’espère-t-on découvrir ?

Plein de choses ! Cela va permettre de mieux identifier les critères de cette espèce : son ADN, sa morphologie et son anatomie. Nous connaissons l’anatomie des os de ces baleines depuis 2010, mais nous ne connaissons pas du tout ses parties molles [tout ce qui n’est ni osseux ni interne, comme la peau ou les muscles, ndlr] et son organisme.

Cela va par exemple nous permettre d’identifier les causes de sa mort : une maladie ou un simple sac en plastique et autres horreurs de ce type-là. Car les échouages peuvent tout aussi bien survenir d’un événement naturel, de vieillesse ou de maladie, que d’un accident lié à des activités humaines. Et lorsqu’il y a une interaction avec des filets de pêche, en général, on identifie des traces de coupures. D’après ce que j’ai pu voir, ce n’est pas le cas sur ce spécimen.

Pourra-t-on en connaître davantage sur son mode de vie ?

Oui, un peu plus. Ce spécimen nous en apprendra plus sur son alimentation, en observant directement ce qu’il y a dans son estomac. On peut aussi utiliser l’ADN, pour essayer d’identifier les espèces mangées par cet individu. Comme les autres baleines à bec qui chassent par écholocation, il y a de fortes chances pour que la baleine à bec de Travers mange des poissons, des calamars… toute sorte de nourriture.

Pourquoi est-ce si important de développer nos connaissances sur cette baleine ?

Nous vivons une période catastrophique d’érosion de la biodiversité. Nous pensons bien connaître les espèces marines, en réalité nous n’en avons identifié que 10 % dans le monde. Et nous sommes en train de perdre des espèces que l’on ne connaît pas, et que l’on ne connaîtra jamais. En grand nombre. Si on les connaît, nous pouvons mesurer ce qu’il se passe et anticiper les conséquences.

Les cétacés sont des espèces sentinelles de la qualité de l’océan. Si on réfléchit de manière «anthropocentrée», on doit énormément s’attacher à nos mammifères marins. Il faut accroître notre connaissance pour pouvoir détecter toutes ces problématiques, qui affectent de nombreux groupes d’espèces, dont la nôtre. A l’échelle du vivant, nous sommes des cousins très proches des cétacés. Ce qui les touche nous touche, ou nous touchera, à coup sûr.