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Reportage

Biodiversité : les castors, de formidables alliés pour les rivières

La biodiversitédossier
Réintroduit en France il y a cinquante ans, le castor grignote les cultures d’arbres et provoque des inondations, déclenchant la colère des riverains. Mais les bénéfices de sa présence sont innombrables.
Un castor européen, dans la réserve naturelle nationale du Val de Loire. (Pierre Vernay/Biosphoto. AFP)
publié le 14 juillet 2024 à 10h00

À Blois, sur les bords de la Loire, la voie de chemin de fer, les routes et les antennes électriques s’entremêlent. Malgré tout, un rongeur coule des jours heureux. Poilu, palmé, nocturne… Et terriblement efficace contre les effets du changement climatique, le castor fête cette année les 50 ans de son retour dans la région. Pratiquement éteint au début du XXe siècle – il n’en restait qu’une centaine en France – l’animal fut sauvé par des mesures de réintroduction et une protection drastique. On en compte désormais plus d’un million en Europe. Preuve que le vivant peut s’épanouir à nos côtés, lorsque l’humain daigne lui prêter attention.

Parfois mal-aimés, souvent incompris, le castor et ses ouvrages sont pourtant de formidables alliés pour les rivières. «C’est une espèce ingénieure qui a un impact très fort sur le fonctionnement de son écosystème» explique Jean-Pierre Jollivet, naturaliste pour l’association Loir-et-Cher Nature, qui a participé à la réintroduction de treize de ces rongeurs dans le département, de 1974 à 1976. «Le castor peut ralentir le débit des cours d’eau et atténuer les crues, même dans les épisodes pluvieux intenses. Ses barrages ne sont pas hermétiques, ce qui permet de fournir de l’eau aux rivières en aval. Ces retenues améliorent la recharge des nappes et la qualité de l’eau», déroule le spécialiste. Et les effets positifs sur la biodiversité sont «décoiffants» : les barrages retiennent les nutriments. Les végétaux se développent massivement, améliorant les populations d’invertébrés et de poissons. Renforcées, ces zones humides stockent plus de carbone, principal responsable du changement climatique.

«J’ai retrouvé son cadavre»

Malgré son habileté et ses inestimables services, le castor gêne parfois les riverains. Presque anéanti par la chasse (il était tué pour sa fourrure, sa chair et son castoréum – sa sécrétion huileuse odorante qui servait en parfumerie et en pharmacie), le rongeur a peu à peu perdu son territoire. L’homme y a installé ses activités, ses routes et ses habitations, restructurant les rivières et artificialisant les berges. De retour, le castor reprend ses travaux, grignote les cultures d’arbres et inonde champs et jardins. Quitte à déclencher la fureur des voisins.

Il y a quatre ou cinq ans, une affaire à Blois a révélé les tensions que l’animal peut générer. «Il y a eu un point de conflit à cause de plusieurs barrages dans le parc des Mées, le long de la Loire» retrace Paul Hurel, en charge du réseau Castor à l’Office français de la biodiversité (OFB). Car tout près du parc où le mammifère a élu domicile, se trouve une parcelle agricole. «Une partie des cultures a été inondée. Pour se venger, l’agriculteur a fait sauter le barrage à coups de tractopelle. Le castor l’a refait en deux jours, se rappelle Jean Pinsach, président de Loir-et-Cher Nature. Ça a duré un temps comme ça puis le castor a disparu… J’ai retrouvé son cadavre quelques mois plus tard.» Sans preuve, impossible de condamner l’agriculteur pour avoir tué une espèce protégée.

Lorsqu’un conflit éclate entre un castor et un riverain, les agents de l’OFB tentent d’apaiser la situation et de sensibiliser, sans juger. Le but est d’amener des solutions pour cohabiter sereinement, résume Paul Hurel. «On essaie de déterminer la perception de la personne qui se plaint du castor. Quelle est sa vision de la nature, doit-elle être sauvage ou maîtrisée ? Est-ce une personne habituée à un cours d’eau qui ne déborde pas, à des arbres immaculés ?» détaille-t-il. «Les relations entre l’humain et le non-humain sont des choses très subjectives mais que l’on doit prendre en compte.»

Avec environ 200 conflits à l’année en France, l’OFB tente aussi d’apporter des solutions techniques concrètes, comme placer du grillage autour des troncs d’arbres. Quant aux barrages, il existe des dérogations pour y toucher et tenter de mieux réguler le niveau de l’eau. Ce qui n’est pas toujours aisé. «Dans un autre coin, nous avons tenté de faire des fuites dans le barrage d’un castor qui inondait des lavoirs, se souvient Jean Pinsach. Mais très vite, il a trouvé et colmaté les brèches. Finalement, nous avons fait passer un tuyau sous son barrage pour écouler l’eau. Ça a pris plus de temps, mais là encore, le castor a fini par boucher le trou.» Car c’est là que réside toute la mission de l’animal : l’entrée de son terrier doit toujours être immergée pour se protéger des prédateurs.

«Solutions fondées sur la nature»

«Tout ce que le castor fait, ce n’est pas pour embêter l’humain, mais pour vivre convenablement», analyse Rémi Luglia, président de la Société nationale de protection de la nature. On retrouve le naturaliste sur les rives de la Loire, chaussé de grandes bottes en caoutchouc et une paire de jumelles autour du cou. Là, à quelques encablures de Blois, les arbres plongent dans le fleuve et les libellules tourbillonnent. Il faut des yeux de spécialiste pour remarquer la présence du castor. Ici des branches rongées, là des traces de pattes ou encore ces petits tas de vase sur lesquels l’animal a déposé son castoréum, avec lequel il marque son territoire. Seul un potentiel partenaire peut s’approcher d’un castor solitaire. Une fois la famille fondée, le couple restera fidèle à vie.

«La question de la cohabitation, c’est aussi : comment arrive-t-il à vivre ici ?» s’interroge Rémi Luglia. Et de pointer le vrombissement des voitures, les rejets de la station d’épuration toute proche et la lumière des habitations. «Pourtant, il y a une famille tous les 2 à 4 km» précise le naturaliste. «Les premiers individus réintroduits dans la région se sont même installés sous le pont Charles-de-Gaulle», cette immense structure en béton qui enjambe la Loire, alors que toutes les berges étaient encore disponibles. Finalement, peu importe la présence de l’homme, tant que les castors peuvent s’adonner à leurs constructions. «Ils ont réussi à trouver leur place car on les laisse exister, même sur un petit espace», sourit Rémi Luglia.

Face à l’effondrement de la biodiversité, au changement climatique et son cortège de sécheresse et d’inondation, les sociétés humaines ont tout à gagner à s’appuyer sur les services rendus par le rongeur. «On parle beaucoup des solutions fondées sur la nature. Avec le castor, on est en plein dedans», assure Jean-Pierre Jollivet. Pour ça, encore faut-il que l’Etat se saisisse de la question en réfléchissant à indemniser les personnes touchées négativement par les activités du petit mammifère, reconnaît le naturaliste. L’essentiel est là, nous dit le spécialiste, nous faisons intimement partie d’un tout, dépendant du reste du vivant : «Charge à nous de ne pas répéter les erreurs passées.»