La puissance des belles-dames était jusqu’ici sous-estimée. Après dix ans d’enquête, les scientifiques ont désormais la certitude que ce papillon est capable de traverser l’océan Atlantique sans faire de pause, affirme une étude publiée le 25 juin dans la revue Nature Communications. Cet insecte migrateur, reconnaissable à ses ailes orange tachetées de blanc et de noir, est très répandu dans le monde, hormis en Amérique du Sud. Pourtant, en octobre 2013, un entomologiste a fait une drôle de rencontre. Gerard Talavera, chercheur espagnol rattaché à l’Institut botanique de Barcelone, eut la surprise de découvrir un groupe de dix individus sur une plage de Guyane. Trois d’entre eux ont pu être capturés. «Leurs ailes endommagées et leur comportement de repos sur le sable» suggéraient «un vol vigoureux à travers l’océan», explique l’étude.
Natifs d’Europe
Retracer l’origine et le parcours de ces belles-dames a été ardu, mais des avancées technologiques ont permis de résoudre l’énigme. Gerard Talavera donne les détails de cette prouesse dans l’étude, menée en collaboration avec des collègues polonais, américains, canadiens et espagnols. D’abord, les chercheurs ont remonté la route des vents qui soufflaient en direction de la Guyane les jours précédant l’arrivée des papillons. Résultats : ils provenaient d’Afrique de l’Ouest. Deuxièmement, les scientifiques ont démontré que les insectes capturés étaient originaires de lignées d’Afrique-Europe plutôt que du nord de l’Amérique, ce qui semblait confirmer la piste de la traversée transatlantique.
Enfin, en 2018, ils ont réussi à analyser l’ADN du pollen présent sur le corps des papillons. Ils ont identifié des traces de 8 à 15 espèces de plantes, dont une particulièrement parlante : la Guiera senegalensis, endémique du Sahel. «Une autre espèce subsaharienne, Ziziphus spina-christi [le jujubier de Palestine, ndlr] a également été détectée», ajoutent les chercheurs. Il s’agit de deux arbustes qui fleurissent d’août à novembre en Afrique de l’Ouest. C’est à ce moment-là que les papillons ont pu faire leur dernière pause repas.
«Un brillant travail de détective biologique»
Les chercheurs sont allés encore plus loin en calculant que les larves originelles se sont certainement développées au Portugal, en France métropolitaine, en Irlande ou au Royaume-Uni, des territoires propices à leur naissance et sources de nourriture. Comme c’est souvent le cas, ils auraient ensuite migré vers le sud. Les scientifiques soutiennent donc l’hypothèse que les papillons «étaient présents à l’âge adulte en Afrique subsaharienne lorsqu’ils ont été accidentellement pris dans un événement de dispersion transatlantique porté par le vent». Les insectes auraient alors poursuivi leur route jusqu’à toucher terre en Guyane. «Il s’agit d’un brillant travail de détective biologique», a déclaré au New York Times David Lohman, un écologiste évolutionniste au City College de New York qui n’a pas participé aux travaux.
En temps normal, la belle-dame ne peut parcourir qu’un maximum d’environ 780 km sans ravitaillement. Mais là, portée par des vents favorables, elle a volé en continu sur plus de 4 200 km, un parcours réalisé en cinq à huit jours, selon les calculs des scientifiques. «C’est en fait un record pour un insecte, en particulier pour un papillon, d’effectuer un vol aussi long sans possibilité de s’arrêter», a déclaré à CNN Gerard Talavera. Les méthodes développées pour élucider ce mystère pourraient permettre à l’avenir de mieux comprendre les trajets des espèces migratrices.