Certains n’y voient qu’un désert de pierres sans intérêt, et l’enseveliraient bien sous les millions de mètres cubes d’eau d’un réservoir. Pour d’autres, c’est un trésor naturel inestimable qu’il faut encore explorer, et surtout, préserver du «lobby de l’hydro» pour les générations futures. A l’image : des galets blancs à perte de vue, des îlots de sable parsemés de jeunes pousses de frênes, et ici ou là, toujours changeants, les chenaux à méandres de la Vjosa. C’est dans ces plaines de plusieurs kilomètres de large que ce fleuve gréco-albanais défend son titre de «reine des rivières européennes». Libre de ses mouvements latéraux, la Vjosa n’en fait ici qu’à sa tête avant de poursuivre son cours vers l’Adriatique.
«C’est un fleuve mythique»
Oubliée aux confins balkaniques, l’Aoös, de son nom grec, peut remercier les soubresauts de l’histoire moderne qui l’ont protégé des assauts de l’industrialisation. A l’exception d’un petit barrage près de sa source dans le massif du Pinde, la Vjosa coule jusqu’à la mer, sans obstacle ni contraintes majeures, le long de ses 272 kilomètres. Un cas unique en Europe, hors Russie. «C’est malheureusement l’une des dernières rescapées européennes qui nous rappelle tristement à quoi ressemblaient beaucoup de cours d’eau de piedmonts montagneux il y a plusieurs siècles, explique Gilles Pinay, directeur de recherche au CNRS. Cela avant que l’ingénierie hydraulique les corsète pour répondre aux usages énergétiques, de navigation ou de développement urbain et agricole.»
A qui sait prendre le temps de l’observation, le «désert» que forment les plaines de mi-parcours de la Vjosa devient un fabuleux spectacle du vivant. Une cigogne noire qui engloutit un crapaud, une anguille qui se faufile le long de la berge, des centaines d’insectes qui volettent au-dessus des roselières… «C’est un fleuve mythique, s’enthousiasme Gilles Pinay. Parce qu’il déroule le long de son cours une grande diversité de contextes géomorphologiques tels que des rapides, des canyons, des bras en tresse ou un cours sinueux. Cette diversité morphologique sans entraves est très dynamique et crée de nombreux habitats pour une grande diversité de poissons, d’insectes, batraciens, d’oiseaux et de plantes inféodées aux milieux aquatiques.» Depuis des années, les scientifiques se pressent sur les rives de la Vjosa et de ses affluents pour y étudier une dynamique fluviale encore entourée de mystères.
Découvertes de nouvelles espèces
Des mystères qui se dévoilent lentement grâce à la collaboration menée depuis 2015 entre les universités de Vienne (Autriche) et de Tirana (Albanie). «La Vjosa est un laboratoire scientifique de référence pour la diversité biologique des rivières sauvages d’Europe, résume Ferdinand Bego, biologiste à l’Université de Tirana. Grâce à de courtes études de terrain, de nouvelles espèces, dont certaines endémiques ont été découvertes, d’autres devraient suivre.» Quelques journées d’expédition en 2017 ont ainsi permis d’ajouter un petit poisson et un plécoptère au patrimoine naturel européen.
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Mais c’est surtout le flux de sédiments que charrie la Vjosa qui passionne les scientifiques. Son étude à long terme pourrait servir de modèle aux chantiers de renaturation des cours d’eau d’Europe, et mieux appréhender les phénomènes d’érosion. Gilles Pinay voit en la Vjosa l’une des «sentinelles des changements liés aux impacts climatiques» qui permet de mieux quantifier les impacts anthropiques.
Cependant ces eaux indomptées n’attirent pas que les biologistes. Pour les investisseurs aussi, le débit des rivières sauvages balkaniques est un trésor, synonyme de rapides bénéfices. Alors qu’elles recensent près de 3 000 projets de centrales hydroélectriques dans le sud-est de l’Europe, des ONG environnementales se mobilisent pour sauver le bassin-versant de la Vjosa, actuellement menacé par une trentaine de projets de barrages.
«Réel effet politique»
Elles brandissent comme alternative un cadre de protection inédit qui profiterait au fleuve comme aux populations locales. «La désignation du premier parc national de rivière sauvage d’Europe [Wild River National Park, WRNP] attirerait un nombre considérable d’écotouristes, assure ainsi Ulrich Eichelmann directeur de l’ONG RiverWatch. Un parc national est un label en lequel les gens ont confiance. C’est la meilleure option pour créer des revenus pour les communautés locales.» Par des pétitions, manifestations et action judiciaire, les habitants de la vallée ont régulièrement exprimé leur opposition aux barrages, sans être entendus par leurs dirigeants politiques.
Dans l’espoir de peser sur les législatives de fin avril, les écologistes ont intensifié leur lobbying au-delà des frontières albanaises. Avec succès. Le Parlement européen a appelé début mars les autorités locales à «établir aussi vite que possible le parc national de la Vjosa, en l’étendant à toute la longueur du fleuve». Des stars de Hollywood comme Leonardo DiCaprio ou Edward Norton se sont également engagées pour la Vjosa. «Nous tenons à ce que la pression de l’opinion publique soit aussi forte que possible, explique Besjana Guri de l’ONG EcoAlbania. Ces élections coïncident avec une phase critique pour l’avenir de la Vjosa, et nous espérons en faire une question importante de la campagne électorale.»
Dépendante à 95 % de l’hydroélectricité, l’Albanie est hautement vulnérable aux périodes de sécheresse et commence tout juste à diversifier son mix énergétique vers le solaire. Assez pour préserver la Vjosa des barrages ? Les écologistes l’espèrent et appellent à ouvrir l’horizon des cours d’eau du continent. «Aux Etats-Unis, les rivières exceptionnelles sont protégées en vertu du Wild and Scenic River Act, détaille Ulrich Eichelmann. En Europe, il y a une volonté d’avoir un statut de protection spécifique similaire, parce que les catégories comme les sites Natura 2000 ne fonctionnent pas vraiment pour les rivières. Ce premier WRNP européen aurait un réel effet politique.»