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Nous les avons si longtemps craintes, honnies. Par pure ignorance. Il est temps de nous réconcilier avec les chauves-souris, dont nous découvrons depuis peu les incroyables capacités biologiques et la riche vie sociale. D’autant qu’elles jouent un rôle écologique clé. Nous avons la chance, en France, d’en avoir 36 espèces sur les 42 que compte l’Europe. Prêtons attention à ces petits mammifères discrets au vol papillonnant, choyons-les, et nous aurons tout à y gagner. C’est ce que nous enseigne, avec une passion communicative, le chiroptérologue et ingénieur forestier à l’Office national des forêts (ONF) Laurent Tillon dans son formidable ouvrage les Fantômes de la nuit. Des chauves-souris et des hommes (Actes Sud, 2023). Entretien.
Votre première rencontre avec une chauve-souris, c’était quand ?
J’avais 15 ans. Je vadrouillais en forêt, en vallée de l’Eure, en février. A l’entrée d’une grotte, j’ai distingué une forme de la taille d’un demi-pouce. C’était ma toute première chauve-souris, elle était en léthargie. J’ai alors découvert que ces animaux ne présentent aucun risque, contrairement à ce qu’on m’avait seriné quand j’étais gamin. Au début des années 80, dans la campagne percheronne où vivaient mes grands-parents, on croyait encore aux malédictions liées aux chauves-souris. Comme les chouettes, elles ont longtemps été clouées aux portes des granges. On m’avait dit «surtout reste éloigné, elles s’accrochent aux cheveux, sucent le sang, sont signe de malheur». L’adolescent que j’étais, en colère et curieux, a voulu braver l’interdit.
Comment expliquer cette aversion ancestrale ?
La première raison, c’est qu’on ne les connaissait pas. On pouvait parfois les observer hibernant dans certaines grottes. Mais en été, leur vie au milieu de la végétation forestière était invisible, inaudible, insaisissable. Ce qu’on méconnaît, on le méprise, on en a peur. Et ce sont des animaux de la nuit, de ce noir qu’on redoute. Dans la religion catholique, leurs ailes étaient adossées au diable. Le mythe de Dracula ne les a pas aidées non plus. Et puis, prétendre qu’elles s’agrippent aux cheveux et boivent le sang permettait d’empêcher les demoiselles de sortir le soir. Ces légendes infondées sont longtemps restées dans l’imaginaire collectif.
Une seule des 1 400 espèces recensées dans le monde peut nous sucer le sang…
Oui. Seul Desmodus rotundus, le vampire commun, qui vit en Amérique du Sud, peut se nourrir du sang des grands mammifères, des animaux sauvages, parfois du bétail et plus rarement des humains s’ils ferment mal leur moustiquaire. Seules deux autres espèces, elles aussi d’Amérique du Sud, prélèvent des fluides corporels. La plus petite du monde, qui pèse trois grammes, se nourrit de l’hémolymphe des insectes. Une autre suce le sang des tout petits mammifères et oiseaux. A part ces trois-là, tous les autres chiroptères sont frugivores, nectarivores ou insectivores. Beaucoup d’arbres forestiers, notamment sous les tropiques, n’existeraient pas sans eux. Car ils pollinisent leurs fleurs ou dispersent leurs graines. Plus on lève le voile sur ces mystérieux mammifères, plus on réalise leur nécessité. Ils contribuent vraiment au bon fonctionnement des écosystèmes, en particulier forestiers.
Et, au passage, ils nous débarrassent des moustiques !
Qui s’en plaindra ! La pipistrelle commune, celle qui fait seulement cinq grammes, peut manger de 600 à 1000 moustiques par nuit. Il n’y a aucune raison de les laisser à distance, au contraire. D’ailleurs, ces êtres fascinants ont toujours été proches de nous. Nous avons d’abord partagé les grottes. Aujourd’hui, nous cohabitons souvent dans nos maisons avec les pipistrelles, sérotines, oreillards, rhinolophes ou certains murins… Mais elles sortent quand nous dormons, et inversement. Comme si elles étaient nos fantômes de la nuit, et nous, leurs fantômes du jour.
Quand vous avez commencé à les étudier, dans les années 90, elles restaient méconnues. Cela a-t-il changé ?
A l’époque, s’intéresser à ces bestioles n’était pas hyper sexy. Et les premières études menées dans les années 60 avaient détruit des populations entières, car on les manipulait et on les réveillait en pleine hibernation. Par crainte d’entraîner leur disparition, il y a eu moins d’observations de ce type. Jusqu’à ce que des technologies comme la détection ultrasonore chamboulent tout, à partir de la fin des années 90. Avec cette méthode, il était possible d’accéder à l’univers acoustique des chauves-souris, qui est d’une grande richesse et nous permettait enfin de les révéler. Les chiroptérologues sont bien plus nombreux aujourd’hui, il y a énormément de jeunes, des femmes, c’est fabuleux !
Qu’a-t-on découvert sur elles ?
D’abord, qu’elles ont des superpouvoirs extraordinaires. Ce sont des bijoux high-tech. Il y a l’écholocation, bien sûr. La chauve-souris émet un son très puissant réfléchi par un obstacle, un écho lui revient qu’elle analyse en quelques millisecondes pour se repérer dans l’espace. Il y a aussi leur rythme biologique complètement fou. Quand elles rentrent en hibernation, elles peuvent passer en une heure de 800 pulsations cardiaques par minute à moins de 10, leur température corporelle chute de près de 40 °C à 8 °C ou à 10 °C.
Elles ralentissent leurs fonctions vitales pour limiter toute dépense d’énergie inutile qui leur serait fatale. C’est prodigieux, cela défie les lois de la biologie. Leur système immunitaire est aussi ultra-performant. On a découvert chez le grand murin un gène qui permet d’éviter les inflammations et les cancers, et de réparer l’ADN en permanence. Ce qui explique sa longévité exceptionnelle : alors qu’il pèse 25 grammes, il peut vivre quarante ans. Mais la longévité des chauves-souris s’explique aussi par leur époustouflante intelligence sociale.
C’est-à-dire ?
Elles ont développé des liens sociaux qui leur permettent d’optimiser les ressources disponibles. C’est ce qui me secoue le plus. Dans ces sociétés matriarcales vivant en colonies, les femelles s’associent, soit par lignées familiales dans le cas du murin de Bechstein, soit entre copines chez les oreillards roux. Elles ont compris tous les bienfaits de l’entraide. Celle-ci peut aller jusqu’au sacrifice : les mauvaises années, quand la nourriture est rare, chez le murin de Bechstein, certaines femelles avortent pour se rendre totalement disponibles pour la colonie. S’il le faut, elles restent au gîte des nuits complètes successives pour maintenir la chaleur au sein de la crèche, où sont élevés et allaités les jeunes, chaque femelle ne faisant qu’un petit par an. Au risque de perdre leurs forces et d’y laisser leur vie. Et ce, en toute connaissance de cause.
Elles ont probablement vu d’autres femelles se sacrifier de la sorte les printemps précédents. Or ces animaux ont de la mémoire. Et ils communiquent énormément, donc se transmettent forcément l’information. Leurs capacités sociales ressemblent à celles des grands animaux à gros cerveau, comme les cachalots, les chimpanzés, les éléphants ou les loups. Les chauves-souris chassent en meute : j’ai observé deux murins de Natterer «pousser» acoustiquement des papillons vers deux autres qui les attendaient. C’est dingue.
L’une d’elles vous a longuement observé, un soir que vous étiez attablé, postée juste au-dessus de vous…
C’est très troublant, presque gênant. Elles sont curieuses, viennent à notre rencontre, se questionnent sur qui nous sommes, des comportements qu’on prête plutôt aux humains. Je l’ai vécu à plusieurs reprises. Quand ce petit rhinolophe est venu nous étudier. Quand certaines ont déjoué le dispositif que j’avais installé pour les capturer, avant de me tourner autour, comme pour tenter de comprendre ce que je faisais. Parfois, l’une d’elles peut se poster en vol stationnaire à trente centimètres de votre visage pour vous «scanner». On sous-estime la faculté qu’ont les autres vivants de considérer qui nous sommes, de nous percevoir, avec leur histoire à eux, leur «culture», j’ose utiliser le mot. Il reste tant à découvrir sur le sujet.
Vous racontez cette histoire folle : une mère a fait l’effort contre-nature de sortir en plein jour pour abandonner son unique bébé sur un mur de maison, juste à côté de la porte d’entrée… L’aurait-elle confié aux humains pour qu’il soit recueilli ?
La question se pose. La mère est venue déposer son jeune d’à peine un jour devant un point de passage obligé des humains, en pleine visibilité mais en dehors d’un risque de prédation. Le phénomène a été observé à d’autres reprises, les années où le printemps était mauvais et où les femelles peinaient à nourrir les petits. J’ai l’impression qu’elles nous identifient comme des êtres en qui elles pourraient avoir confiance.
Pourtant, nos activités les menacent…
C’est vrai. Raser des haies, utiliser des pesticides qui tuent les insectes dont elles se nourrissent, continuer à construire des routes aberrantes comme l’A69 Toulouse-Castres… Tout cela leur fait du mal. Il y a aussi l’éolien, qui tue la noctule commune : elle traverse des champs éoliens quand elle migre et vole entre 50 et 200 mètres d’altitude, pile la zone de développement de cette énergie. La population française de noctules communes a chuté de 88 % en quinze ans. Or, cette espèce est la prédatrice d’un insecte, le hanneton. A l’état de larve, ce dernier dévore les racines des arbres.
Puis, adulte, il avale leurs feuilles. Au risque de les tuer. Comme il y a moins de noctules, les hannetons pullulent. A tel point que 80 000 hectares de forêts subissent des mortalités massives, en grande partie à cause d’eux. Cela concerne surtout les chênes, qui figurent parmi les essences forestières captant le plus de carbone, donc bénéficiant le plus au climat… celui-là même que les éoliennes sont censées préserver. Cet exemple montre qu’on ne réglera la crise climatique que si on tient aussi compte de la biodiversité.
C’est ce qui se passe pour les chauves-souris, non ? Elles sont de plus en plus chouchoutées…
Oui, depuis les années 90, une attention particulière leur est portée. Des programmes visent à protéger des gîtes, à restaurer des habitats. En forêt, au cœur des parcelles de production, on maintient désormais des arbres pour la biodiversité. On crée aussi des réserves forestières en libre évolution. Et ça paie ! Le grand rhinolophe, qui se portait mal, a vu sa population croître de 30 % en France entre 2005 et 2015. Quand on fait des inventaires acoustiques dans certaines forêts, comme celle de Rambouillet, on est débordés par le nombre d’espèces et d’individus présents !
Et nous avons tout intérêt à les affectionner ainsi. Ne serait-ce que pour éviter qu’elles nous transmettent des virus, type Sras, Mers-Cov, Ebola, Covid-19… Car à chaque fois, les vrais responsables de ces zoonoses, c’est nous. En détruisant leur habitat, nous les stressons, or, ce stress augmente leur taux de cortisol, qui éteint l’expression du gène leur permettant de résister aux maladies. Donc pour éviter les pandémies, il faut qu’elles aillent bien. C’est simple : plus on prendra soin des autres vivants, des forêts, de notre Terre, plus elle sera en bonne santé et mieux on se portera. Tout est lié.
Que pouvons-nous faire, chacun de nous, pour qu’elles se portent bien ?
Par exemple, ne plus fermer certains volets. C’est ce que je fais chez moi, et trois espèces ont emménagé derrière eux. Ou à la tombée de la nuit, en terrasse, les observer avec ses amis, en trinquant, ce sont des moments merveilleux qui nous réenchantent. La clé, c’est juste de prêter attention à l’autre, qu’il soit chauve-souris, chêne ou cétacé. D’être capable de s’en émerveiller. Cela déclenche souvent un attachement à cet autre vivant, qui peut donner envie de se battre pour lui, de lui laisser toute la place qu’il mérite. Pour ne pas le perdre et nous perdre.