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Biodiversité

Protéger 1,2 % des terres du monde pourrait éviter les extinctions d’espèces les plus imminentes

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Dans un article publié ce mardi 25 juin dans «Frontiers in Science», des chercheurs appellent à sanctuariser en priorité les habitats naturels des espèces les plus en danger. Une mesure «réalisable» qui ne doit être qu’une «première étape» vers l’objectif final visant à protéger 30 % de la planète en 2030, acté par la communauté internationale.
Le Macaque à crête des Célèbes, que l'on peut observer en Indonésie, est gravement menacé d'extinction. (Andrey Gudkov/Biosphoto.AFP)
publié le 25 juin 2024 à 11h00

Empêcher les extinctions imminentes de plusieurs dizaines de milliers d’espèces en sanctuarisant d’ici cinq ans 164 millions d’hectares sur les différents continents. Soit «seulement» 1,22 % de la surface terrestre de la planète. Telle est la proposition formulée ce mardi 25 juin par une équipe de chercheurs pilotée par l’ONG américaine Resolve, dans un article paru au sein de la revue scientifique Frontiers in Science. Alors que les Etats ont fixé l’objectif «30x30» à l’issue de la COP15 sur la biodiversité fin 2022, promettant de protéger au moins 30 % de la planète d’ici à 2030, la priorité doit d’abord et très vite être donnée à la «conservation des habitats des espèces rares et menacées», interpelle le groupe d’experts. Espèces qui comptent dans leurs rangs le buffle Tamarau, l’éléphant de forêt d’Afrique, le macaque à crête, la tortue des Galápagos, le paresseux nain, le vautour indien, la mygale bleue…

D’après leur étude, 16 825 sites actuellement non protégés – et pourtant habitats naturels de ces espèces en grand danger, qui ne vivent nulle part ailleurs – doivent être préservés de manière impérative dans les cinq prochaines années afin de «prévenir des extinctions les plus probables et les plus proches». Ces sites ont été baptisés «impératifs de conservation» par les auteurs de l’article. «C’est l’urgence du moment, interpelle Eric Dinerstein, signataire principal de l’étude et directeur du programme biodiversité à Resolve. L’objectif “30×30” est primordial pour garantir une biosphère durable. Aujourd’hui, notre réseau mondial d’aires protégées ne couvre que 15,7 % de la planète, donc nous devons opérer un revirement dans notre relation avec la nature, poursuit-il. Mais il est certain que la première étape, qui se trouve en plus être une stratégie abordable, ne peut être autre chose que la protection de ces impératifs de conservation.»

En 2020, dans un précédent article publié dans Science Advances, Eric Dinerstein et son équipe estimaient la superficie globale de ces «impératifs de conservation» autour des 2,3 %. Un chiffre revu à la baisse dans ce nouveau travail, principalement en raison de l’affinage «des outils de télédétection», explique le scientifique.

Les trois quarts des zones ciblées dans les forêts tropicales et subtropicales humides

Pour identifier les 16 825 sites recensés dans cette nouvelle étude, les scientifiques ont superposé trois principaux jeux de cartes mondiales : les atlas des espèces endémiques, rares et menacées, les images satellites des différents paysages écologiques (forêts, arbustes, herbes, champs, etc.), et la photographie la plus récente de la base de données mondiales des aires protégées (WDPA). Ce travail d’empilement leur a permis de comprendre que ces «impératifs de conservation» étaient encore plus «concentrés» que prévus. 87 % de ces zones prioritaires se situent dans 30 pays et 59 % dans seulement cinq (Philippines, Brésil, Colombie, Indonésie, Madagascar). Les trois quarts se trouvent dans les forêts tropicales et subtropicales humides. Les chercheurs estiment d’ailleurs qu’en agissant sur les dix «premières écorégions» des quatre grands secteurs tropicaux de la planète (que sont l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud, le nord de l’Australie, l’Afrique subsaharienne et la moitié de la péninsule Arabique, l’Asie du Sud-Est et une partie de l’Inde), plus de 63 % de l’ensemble des «impératifs de conservation» pourraient être protégés.

Dit autrement, sur les 1,22 % de surface terrestre mondiale qui permettrait de «sauver l’extinction des espèces les plus menacées», 0,74 % sont des terres comprises dans la ceinture tropicale. L’étude affirme que la sanctuarisation de l’ensemble des «impératifs de conservation» sur ces territoires spécifiques impliquerait un investissement de 169 milliards de dollars sur cinq ans. «34 milliards de dollars mis sur la table annuellement au cours des cinq prochaines années, cela représente moins de 9 % des subventions annuelles accordées à l’industrie mondiale des combustibles fossiles», souligne Andy Lee, spécialiste de la conservation et coauteur de ce travail. Une dépense «réalisable», insistent les chercheurs, pour qui l’urgence est de voir les différents pouvoirs publics et les communautés locales «acquérir» le foncier de ces zones. Avant d’engager, dans un second temps, les financements pour la gestion et la restauration de celles-ci.

S’agissant du montant global de l’enveloppe budgétaire pour les 16 825 sites dénombrés (tropicaux ou non, donc), les scientifiques l’évaluent à 263 milliards de dollars sur cinq ans. Un coût moitié moins important que les chiffres avancés par leurs pairs dans la littérature scientifique, pointent-ils, puisque plusieurs études ont «suggéré qu’il faudrait jusqu’à 224 milliards de dollars par an pendant dix ans pour protéger la nature au niveau mondial». Mais un coût suffisant, d’après eux, pour cibler les efforts et agir de manière efficace.

«Le moyen le plus direct de faire avancer les choses»

Ces «objectifs stratégiques à court terme» de sauvegarde des 16 825 sites «impératifs» paraissent d’autant plus accessibles que 38 % d’entre eux sont localisés, d’après les analyses des experts, «en bordure ou à moins de 2,5 km d’une zone protégée existante». Une proximité immédiate qui incite à l’action, puisqu’elle permet d’envisager une intégration rapide de ces nombreux sites aux aires déjà protégées et de «réduire considérablement» les «coûts d’acquisition des terres» et les dépenses de «gestion» ultérieures. «Se focaliser sur l’expansion des aires protégées pour incorporer ces impératifs de protection est le moyen le plus direct de faire avancer les choses, appuie Victor Cazalis, spécialiste de la protection des espèces menacées. Il y a potentiellement déjà toute une structure sur place. Une équipe installée, formée, qui connaît le terrain et les acteurs locaux… Ce qui est précieux pour une action plus réactive.»

Bien que pragmatique, ce chantier de protection des 1,22 % n’en est pas moins immense car il nécessite un changement de paradigme dans les politiques de sauvegarde de la biodiversité. En effet, sur les 120 millions d’hectares de terres ayant intégré un périmètre de protection entre 2018 et 2023, seulement 11 millions d’hectares se sont avérés être des territoires abritant des espèces menacées. Soit moins de 7 % des fameux «impératifs de conservation» identifiés par les chercheurs. «Plus inquiétant encore, seulement 2,4 % des nouvelles zones protégées ont été créées dans des forêts tropicales et subtropicales humides […], laissant la grande majorité de ces sites menacés de conversion et de dégradation», pointent ces derniers dans l’article.

«Il y a un consensus scientifique pour dire que la protection d’une zone est trop rarement guidée par la richesse (ou non) de la biodiversité de ce territoire, au profit du côté pratique de l’opération, expose Victor Cazalis. S’il y a des intérêts économiques sur le secteur, notamment agricoles, c’est compliqué. C’est plus facile d’aller protéger un autre site, et tant pis s’il est moins important pour les espèces menacées. Tout l’intérêt de cette étude est de rappeler que les gouvernements, même sous pression pour atteindre les 30 % à horizon 2030, ne doivent avoir comme unique boussole que l’efficacité de conservation de la biodiversité.»

Si les 120 millions d’hectares mis en réserve au cours de ces cinq dernières années n’avaient inclus que des «impératifs de conservation», 73 % des 16 825 sites reconnus pour être de merveilleux (et fragiles) habitats-refuges «seraient aujourd’hui protégés au niveau mondial», concluent les chercheurs dans leur article.