C’est une histoire intense, tourmentée, passionnée, mêlant fascination et haine, peurs justifiées et fantasmes instrumentalisés. Cette histoire, c’est celle de la relation que nous entretenons depuis des lustres avec une autre espèce, canis lupus, symbole de la nature sauvage, qui aurait l’outrecuidance de vouloir s’installer sur les mêmes territoires que nous et se nourrir de la même viande. Jean-Michel Bertrand nous la raconte de sa voix chuchotante et calme dans son documentaire aussi beau qu’intelligent, aussi poétique que politique, Vivre avec les loups, au cinéma ce mercredi. Le cinéaste, dont c’est le troisième film sur le canidé, après la Vallée des loups (2017) et Marche avec les loups (2020), ne verse jamais dans le manichéisme. Malgré son affection pour l’animal, qu’il ne cache pas, il parvient à faire état avec une grande finesse de toute la complexité de l’épineux sujet. Celui-ci a resurgi des livres d’histoire et des contes d’antan il y a une trentaine d’années, en même temps que le loup faisait son grand retour en métropole, pour s’afficher à nouveau dans les médias locaux et nationaux.
«Terroriste de nos montagnes»
La trame du film est bien trouvée. Après l’accueil parfois violent de son précédent documentaire par les détracteurs du loup, qu’ils qualifient de «terroriste de nos montagnes», le réalisateur s’est réfugié dans une incroyable cabane en bois, nichée sous la roche quelque part au milieu de la splendeur du massif des Ecrins. L’occasion pour lui – et pour nous, par procuration – de se poser, de réfléchir, de philosopher sur l’éternelle question de notre rapport à la nature, au sauvage, à la place que nous sommes prêts à lui accorder ou non. L’occasion, aussi, de nous ravir les mirettes avec de somptueuses images de la forêt roussie par l’automne ou enneigée, de mélèzes baignés de soleil ou de prairies fleuries. Et de partir nous promener avec lui dans les bois, pendant que le loup y est : une famille vient de s’installer sur le territoire, nous l’observons vivre pendant dix-huit mois, nous écoutons les hurlements des parents ou les jappements des bébés – sons envoûtants captés par l’audionaturaliste Boris Jollivet. Nous rencontrons aussi ses proies, chamois, biches, sangliers ou marmottes, qui comptent parmi les innombrables habitants de ces lieux enchanteurs.
Depuis sa tanière d’ermite de circonstance, où il concocte du génépi et fait sécher des cèpes, Jean-Michel Bertrand nous relate pourquoi et comment le loup est revenu tout seul comme un grand dans les Alpes françaises. Il a simplement traversé la frontière italienne au début des années 90, moins de soixante ans après avoir été exterminé de l’Hexagone. Et là encore, son histoire est intimement liée à celle des hommes. Ces derniers ont tant surexploité la montagne, l’ont tant surpâturée, déboisée, qu’elle est devenue stérile et qu’ils ont dû la fuir à la fin du XIXe siècle, comme les loups et leurs proies. Peu à peu, au XXe siècle, la forêt a repris ses droits, aidée par des plans de reboisement. Les ongulés sauvages ont suivi, puis leur prédateur. Logique.
Idées reçues
Nous transmettant sa curiosité, son savoir, ses interrogations et sa sensibilité, l’auteur explique aussi comment vivent les loups, ces animaux territoriaux, et comment s’opère la dispersion qui en découle. Contraints par le souci de préserver leur garde-manger, ils ne peuvent supporter d’être trop nombreux à un endroit, les petits qui y naissent doivent donc partir loin une fois adultes, là où ils trouveront un espace encore disponible. D’où l’expansion géographique de l’espèce. Jean-Michel Bertrand démonte certaines idées reçues : non les loups ne nuisent pas à la chasse en mangeant toutes les proies, non ils ne vont pas pulluler et tout détruire ; ils permettent «juste» de réguler le nombre d’ongulés sauvages et donc de favoriser la régénérescence de la forêt. Ce qu’il expose ne vient pas de nulle part. Il est allé à la rencontre de chasseurs, d’éleveurs, de bergers ou de scientifiques, auxquels il donne la parole dans le film. Il est même parti dans les Abruzzes, dans le centre de l’Italie, où il a été décidé dans les années 70 de protéger le loup malgré l’existence d’élevages. Depuis, le carnivore y est devenu une attraction touristique tandis que les éleveurs ont réussi à limiter les prédations grâce à des tailles de troupeaux réduites, des bergers, des chiens de protection et des doubles clôtures.
En France aussi, des éleveurs ont su s’adapter à la présence du prédateur. Comme Ingrid et Dédé, dans les Alpes-de-Haute-Provence, que l’on voit accueillir les bénévoles du programme PastoraLoup, lesquels les aident à veiller sur leur bétail la nuit. A Ranrupt, charmant village des Vosges alsaciennes, au lieu de crier au loup, le maire a décidé d’agir en organisant une réunion annuelle qui rassemble tous les usagers de la vallée, pour favoriser le dialogue et trouver la voie du milieu qui satisfasse chacun.
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Nul ne dit dans le film qu’il est aisé de cohabiter avec le loup. Ni les jeunes bergers marqués par les attaques que leurs brebis ont subies, ni Joseph et Olivier, éleveurs et bergers en Drôme provençale. Ils soulignent que les patous peuvent croquer marmottes, cabris de chamois ou tétras et engloutissent quantité de croquettes «fabriquées en Bulgarie et livrées en hélicoptère». Et n’excluent pas de tirer sur un loup qui met trop de pression. Question de légitime défense du troupeau, à distinguer des tirs systématiques que certains prônent, y compris l’exécutif français. Avec son documentaire, Jean-Michel Bertrand a voulu «dépasser l’antagonisme entre éradication et sacralisation du loup» et comprendre comment «se préparer à leur présence et construire une coexistence apaisée avec eux». C’est réussi.