«L’élan populaire fonctionne, réunir nos colères fonctionne, puisque la démocratie elle ne fonctionne plus. C’est une magnifique nouvelle.» Quelques applaudissements percent la monotonie et le passage des touristes en cette fin de journée d’été. Fleur Breteau, porte-parole du collectif Cancer Colère devenue figure de l’opposition à la loi Duplomb, prend la parole à deux pas des grilles du Conseil constitutionnel, qui vient de rendre son avis sur le texte si contesté. Ils sont quelques dizaines de militants, représentants d’associations et «bénévoles de la société civile» réunis ce jeudi 7 août devant la fontaine de la petite place André-Malraux, dans le Ier arrondissement de Paris. Quelques drapeaux flottent depuis 16 heures, et soudain des petits groupes resserrés se forment, regards rivés sur des téléphones. Premières fuites sur la décision des « Sages» – trois quarts d’heure avant l’annonce officielle, prévue pour 19 heures. «Tu comprends quelque chose, toi ?», souffle l’un. «Attends, j’appelle mon expert en droit constitutionnel !», répond une autre. Après les interrogations viennent les sourires. La réintroduction de l’acétamipride, ce pesticide qui a rassemblé les oppositions, est censurée par l’institution.
Forte d’une pétition signée par plus de 2 millions de personnes, de tribunes écrites par des médecins, d’alertes formulées par la communauté scientifique, la société civile flottait sur un nuage d’espoir de voir le Conseil constitutionnel balayer la loi Duplomb. Tout n’a pas été invalidé, mais l’article 2 sur l’autorisation du néonicotinoïde, au cœur de la fronde citoyenne, s’est fait tailler en pièces au nom de la charte de l’environnement. Une «sacrée bonne nouvelle», se réjouit Philippe Grandcolas, directeur adjoint national pour l’écologie et l’environnement au CNRS, joint par téléphone. «Cela veut dire que les sages ont saisi les enjeux de risque, d’exposition, de vulnérabilité, toutes ces notions d’écotoxicologie, poursuit l’écologue. C’est un soulagement, pour notre santé, notre environnement et l’avenir.»
«Heureuse surprise»
L’un des arguments retenus par les membres du Conseil constitutionnel – «veiller à ce que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne compromettent pas la capacité des générations futures» – est particulièrement bien accueilli. «La crise sanitaire liée à la pollution chimique va ne faire que s’accentuer, les pesticides sont bien sûr une partie du problème, et c’est heureux de voir que cela est pris au sérieux», réagit le toxicologue André Cicolella, président du Réseau Environnement Santé.
Un vent de réconfort vient donc de souffler sur tous les opposants à la loi Duplomb. Mais réconfort ne veut pas dire satisfaction. Car si la censure de l’article 2 est une «heureuse surprise», selon l’association France Nature Environnement (FNE), pour le reste, l’accueil de la décision du Conseil constitutionnel est bien plus mitigé. «Rien n’a été retoqué sur l’article 3 qui facilitera l’élevage intensif, or les Français et les Françaises ne veulent pas qu’on leur impose un modèle agricole à contre-courant de l’histoire», interpelle l’ingénieure agronome Bénédicte Hermelin, directrice générale de FNE. Malgré les réserves émises par le Conseil, l’article 5 qui promeut l’installation de mégabassines n’a pas été jugé inconstitutionnel non plus, «ce qui veut dire que le combat n’est pas terminé», insiste Adeline Paradeise, juriste au sein de l’ONG Notre Affaire à tous. Ce n’est pas le moment de lâcher la pression. Rien de cette loi ne doit jamais être appliqué. S’il faut aller jusque devant le Conseil d’Etat ou les tribunaux administratifs, on le fera.»
Devant l’institution de la rue Montpensier, on tient le même discours : c’est une «victoire», mais «en demi-teinte». On est loin de la liesse. «Bien sûr, ça montre qu’on peut porter un rapport de force et avoir du poids quand on se mobilise. Mais il y a quand même des reculs terrifiants dans cette loi», rappelle Xavier, militant dans le mouvement politique l’Après. «Le reste de la loi Duplomb est un soutien évident au système productiviste. Et ce texte n’est qu’un symptôme. Il reste encore beaucoup de substances chimiques en circulation dans l’agriculture française qui nous met en danger», insiste Fleur Breteau, son éternelle boucle d’oreille baleine dansant près de son visage.
«On va se battre»
«On est un peu déçus, nous…», souffle Paul-Agnès. Elle est venue pour représenter le CIWF, ONG de défense d’élevage en accord avec le bien-être animal. «Ils ont agi sur le point qui avait été le plus médiatisé, ça montre l’importance de se faire entendre aussi sur les autres sujets et d’élargir le débat – on connaît moins, par exemple, les problématiques sanitaires posées par l’élevage intensif.» Estelle, avec qui elle est venue cet après-midi, opine. Un peu avant les premières rumeurs sur l’avis du Conseil, la militante de 27 ans avouait son moral en berne. «Je suis rentrée dans le monde associatif il y a deux ans, je ne vois que des reculs, ça me fait peur pour l’avenir.» La mobilisation suscitée par la loi Duplomb lui a remis «un peu de baume au cœur». «Même dans mon entourage, on m’en parle spontanément, ce n’est jamais le cas d’habitude», développe-t-elle.
Les voix sur la placette sont unanimes : le combat doit continuer. L’espoir que la société civile puisse peser un peu plus dans le débat public est relancé. «On doit montrer qu’on ne baisse pas les bras et ne pas lâcher la pression, lance Eric, soignant et militant chez les Ecologistes. Si je n’y croyais pas, je ne serais pas venu perdre mon temps ici, en sortant du boulot au lieu d’aller boire des verres en terrasse !» Lui habite «à l’autre bout de Paris», dans le XXe arrondissement. La plupart des manifestants croisés par Libé sont Parisiens, mais quelques-uns ont fait plus de kilomètres. Comme Félix, venu de Marseille. «En nous rassemblant ici, explique-t-il, On ne voulait pas défier l’état de droit, mais continuer de faire exister le sujet.» Et représenter les visages de l’élan d’opposition populaire suscitée par cette loi, qui ne comptent pas s’arrêter là.
Car la loi Duplomb n’est «qu’une étape», dans un mouvement plus large de «promotion du modèle productiviste» qu’ils dénoncent. «On va continuer, affirme Fleur Breteau, poings serrés. Reposons-nous au mois d’août, et dès le mois de septembre, faisons un appel national, allons tracter dans les hôpitaux. On va se battre pour demander un moratoire sur les pesticides, un grand débat national sur l’agriculture et la souveraineté alimentaire.»