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Interview

Christophe Cassou : «Le projet de l’A69 est emblématique car il coche toutes les cases de ‘‘l’impossible bifurcation’’»

Le climatologue toulousain, membre du Giec, rappelle l’anachronisme du chantier d’autoroute entre Castres et Toulouse et s’inquiète de voir les responsables politiques ignorer la rationalité scientifique.
Le directeur de recherche au CNRS Christophe Cassou à Grignano Miramare, le 24 janvier 2023. (Matteo de Mayda/Libération)
publié le 13 octobre 2023 à 18h41

Les rangs des opposants à l’A69 gonflent de jour en jour. Après l’arrêt de la grève de la soif du militant Thomas Brail et des autres «écureuils» qui s’étaient perchés sur un platane en face du ministère de la Transition écologique à Paris, associations et élus locaux pro chantier se retrouvent vendredi 13 octobre pour échanger sur l’avancée des travaux de l’autoroute entre Castres (Tarn) et Toulouse (Haute-Garonne). Malgré le puissant vent de contestation qui souffle contre ce projet, jugé «climaticide» et «anachronique» par ses opposants – auxquels se sont ralliées plus de 1 500 scientifiques dans une lettre ouverte publiée dans l’Obs – le gouvernement ne semble pas vouloir reculer.

Membre du collectif Atecopol, composé de 200 chercheurs toulousains opposés au projet, le climatologue Christophe Cassou s’est entretenu pendant plus d’une heure, mercredi, avec la présidente PS du Conseil régional d’Occitanie, Carole Delga, qui juge que l’autoroute est «la seule solution pour désenclaver le sud du Tarn» et redonner de l’attractivité à un territoire touché par la pauvreté. Lors de ce rendez-vous, ce membre du Giec assure à Libé avoir pris «conscience du fossé d’incompréhension» qui existe entre chercheurs et élus favorables à l’A69. Ces derniers, en connaissance de cause, ignorent les faits scientifiques, se désole-t-il. Plus qu’un simple projet régional, l’A69 est un «test», estime Christophe Cassou, mettant en exergue le dangereux «déni» d’une importante partie de la classe politique vis-à-vis de la gravité des impacts du réchauffement climatique d’origine humaine.

Comment s’est déroulé le rendez-vous que vous et le reste de la délégation des scientifiques d’Atecopol avez eu avec Carole Delga, présidente socialiste de la région Occitanie, favorable à l’A69 ?

L’échange a été assez vif et franc. Nous avons rappelé que, sur la base des faits scientifiques, il n’y a pas d’arguments tangibles au regard des enjeux environnementaux et sociaux pour justifier la construction de cette autoroute en 2023. Celle-ci reflète une vision dépassée de l’aménagement du territoire ; ses effets escomptés ne correspondent pas aux évaluations scientifiques réalisées sur des projets similaires dans le passé. Et surtout, elle nous condamne, dès maintenant et pour des décennies, à des modes de vie et à des trajectoires incompatibles avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre visant à limiter les risques pour les sociétés humaines et la biodiversité, dans un climat qui change vite.

Que vous ont répondu Carole Delga et son entourage ?

Disons que nous avons pris conscience de l’incompréhension profonde qui existe entre nous. Nous avons compris que, de manière délibérée et donc assumée, les faits scientifiques sont soit minorés soit tout simplement non pris en compte.

Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Ça nous inspire de l’inquiétude parce que ce projet est emblématique d’une forme de découplage entre économie/social d’un côté, et climat/biodiversité de l’autre, comme s’il fallait choisir entre les deux. On ne négocie pas avec les lois naturelles de la physique et de la biologie, on doit inscrire nos décisions et nos actions économiques et sociales dans leur cadre intangible. De manière générale, le discours entendu correspond à celui qui émerge un peu partout aujourd’hui, à savoir à un déni multiforme de la gravité des impacts du changement climatique et l’incapacité d’incarner ce que représentent les dixièmes de degré de réchauffement futurs en termes de risques.

L’ensemble conduit à un déni de vulnérabilité et entretient une forme de climato-rassurisme, du «climato-ça-va-le-faire» alors que nous sommes dans une période cruciale, car l’ampleur des changements de demain dépend des choix et des actions d’aujourd’hui. Ce projet-là est d’autant moins compatible avec la baisse nécessaire des émissions de gaz à effet de serre, inscrite dans la loi, la Stratégie nationale bas carbone, qu’en Occitanie, la part du transport dans les émissions totales est bien plus grande que la moyenne nationale, plus de 40 % contre 30 % environ. L’effort pour décarboner ce secteur doit donc être encore plus important dans notre région que dans d’autres.

Que répondez-vous aux élus locaux qui vous accusent de méconnaître la nécessité de désenclaver cette partie du Tarn ?

Tous les scientifiques de l’Atecopol, qui est une plateforme d’expertise de la Maison des sciences de l’homme et de la société de Toulouse, une unité d’appui au CNRS, sont des scientifiques de la région Occitanie. On m’oppose souvent l’argument que les messages portés par les chercheurs du Giec travaillant sur des indicateurs mondiaux ne seraient pas «pertinents» sur des projets locaux car ces chercheurs n’auraient pas la connaissance du terrain. En l’occurrence, ce n’est pas le cas : j’ai beau être auteur du Giec, je suis Toulousain. Et puis les conclusions du Giec sont traduites localement dans des instances régionales, les Grec (groupes régionaux d’experts sur le climat). Nous ne faisons que répéter ici les conclusions de celui de l’Occitanie, appelé Reco, en matière de risques environnementaux et solutions à déployer pour limiter ces risques. Lisez la partie sur les transports ! Elle est sans équivoque. L’implication des scientifiques est de plus en plus grande dans des collectifs territoriaux qui s’emparent de ces questions de politique régionale. La délégation de l’Atécopol de mercredi auprès de Madame Delga couvrait un grand nombre de disciplines scientifiques, de la climatologie à l’aménagement du territoire, à l’économie et aux sciences sociales. Sur la base de l’évaluation scientifique, nous avons rappelé les faits, et notamment la conclusion que le développement d’un territoire ne passe pas nécessairement par une infrastructure de type autoroute mais par une vraie politique d’aménagement qui peut être tout autre, avec une vision systémique incluant par exemple l’importance des services publics.

A quel point cette lutte locale est-elle révélatrice d’une forme de déni de l’urgence climatique au niveau national ?

Ce projet est emblématique car il coche toutes les cases de «l’impossible bifurcation» et suscite un grand nombre de discours de l’inaction, d’alibis qui visent à maintenir le statu quo et à prétendre que l’on ne peut pas faire autrement. La nécessaire bifurcation ne relève pas de l’avis personnel de chercheurs ni d’une opinion politique, elle se fonde sur l’évaluation scientifique constituée par les rapports du Giec, eux-mêmes traduits dans les accords internationaux, tel l’Accord de Paris en 2015, puis décliné dans la loi française via la Stratégie nationale bas carbone et enfin évalués par le Haut conseil pour le climat. Ce dernier dit très clairement que la France n’est pas à la hauteur et doit aller deux fois plus vite en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre avec un très gros point noir qu’est le secteur des transports. Comment atteindre les objectifs avec une nouvelle autoroute qui prévoit une augmentation du trafic et s’inscrit dans un développement territorial et une mobilité toujours centrée sur la voiture individuelle ? Il est nécessaire de favoriser d’autres modes de transport, en cohérence avec de nouveaux modes de vie, plus sobres, qui rapprochent les lieux de travail, ne détruisent pas le foncier agricole, bref de développer le territoire en se gardant de plaquer des schémas anciens dont les limites sont connues. L’A69 est en fait un projet «test», dans la mesure où il permet d’évaluer si les enjeux environnementaux sont bien pris en compte, au-delà des mots car le climat se fiche des promesses et ne répond qu’aux actes.

Et pour l’instant, le test est raté ?

Au terme de l’entretien, nous n’avons pu que constater, avec inquiétude d’ailleurs, l’échec de la discussion. Un exemple illustre la difficulté de nos échanges : le sujet de la compensation carbone [plantation d’arbres notamment ndlr]… Ce mécanisme est fortement contesté par la littérature scientifique car il ne correspond pas à une réalité physique mais à une vision comptable et hors-sol du vivant qui permet de donner «bonne conscience» aux acteurs en les dédouanant de leur responsabilité dans l’artificialisation.

Pourquoi ?

Dans le projet d’A69, la compensation carbone a été mise en avant comme étant la seule façon de prendre en compte les dégradations environnementales. Cet argument ne résiste pas aux faits. En effet, la mortalité des forêts explose littéralement en ce moment en raison des chaleurs extrêmes, des sécheresses récurrentes ou de l’invasion de parasites et le risque d’incendie augmente considérablement avec chaque dixième de degré de réchauffement. Il n’y a rien de pérenne dans cette soi-disant compensation. Et puis les atteintes sur la biodiversité sont tout simplement irréversibles et ne se compensent pas. Croire le contraire, c’est avoir une vision très fragmentée du vivant et des milieux naturels, considérés comme des monuments, des patrimoines statiques alors que les écosystèmes sont dynamiques. On ne peut pas les transporter d’un endroit à un autre comme par magie car on rompt les interactions entre milieux. Aujourd’hui, à l’heure où la forêt et nos puits de carbone en général s’effondrent, et où l’état sanitaire de nos écosystèmes en France est préoccupant, communiquer sur la compensation relève clairement d’une forme de greenwashing. En début d’année, le ministère de l’Agriculture a fourni les taux de mortalité des nouvelles plantations forestières en 2022 : 38 % n’ont pas survécu. Sachant que si l’on suit la trajectoire actuelle des émissions de gaz à effet de serre, l’été 2022 sera un été normal vers 2040-2045. L’argument «planter cinq arbres pour un arbre abattu» – le résultat serait le même avec 10-20 arbres –, est complètement déconnecté de la réalité d’aujourd’hui en matière d’évolution du puits de carbone.

Comment expliquez-vous cette obstination de la part des élus, des porteurs de projet, malgré la mobilisation scientifique venue grossir les rangs des protestataires ?

Je ne sais pas, il faut leur demander. Le rôle de chacun est bien déterminé dans cette histoire. Le scientifique informe, le politique décide. Nous, scientifiques, qui plus est originaires de la région, avons fait notre part. Nous avons assuré notre mission d’information, de partage de connaissances au service de la décision politique et de l’intérêt général. Au final, les responsables politiques ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas.

Sont-ils à la hauteur des évènements selon vous ?

Si la science ne peut en aucune façon dicter la décision politique, décider en ignorant sciemment des connaissances scientifiques est problématique dans une démocratie. Mes collègues et moi sommes inquiets car une grande partie de la classe politique entre dans une logique dangereuse de confrontation avec la réalité scientifique. On le voit, par exemple, sur les prises de position de certains élus concernant la loi zéro artificialisation nette (ZAN) . Les discours traditionnellement portés par l’extrême droite envahissent une grande partie du spectre politique et cette porosité est très inquiétante – à l’instar du patron LR d’Auvergne-Rhône-Alpes qui, le 30 septembre, annonçait que sa région ne mettrait pas en application le ZAN, devant le congrès des maires ruraux de France. Pour moi, ce déni multiforme de la gravité de la situation écologique entretient une forme de climatoscepticisme et sape la potentielle réussite de la transformation sociétale. Je ne parle pas ici du déni de la réalité du changement climatique au sens strict du terme, mais d’une forme de «climatogravitodénialisme», qui entretient de la défiance vis-à-vis des conséquences graves du réchauffement climatique, établies scientifiquement. Or, la transformation vers des modes de vie bas carbone dans les limites planétaires nécessite de la lucidité et de la cohérence. Et ce projet-là est incohérent, par exemple, avec le développement des transferts vers d’autres moyens de mobilité, un défi pour le futur. Certes, améliorer la liaison ferroviaire entre Toulouse et Castres coûte beaucoup plus cher que de construire une autoroute, mais le faire ou ne pas le faire reste un arbitrage politique. On peut choisir d’adopter des infrastructures plus coûteuses que d’autres dans la mesure où ces dernières seront là pour des décennies et ne nous verrouillent pas dans des schémas obsolètes et climaticides.