En 2018, un rapport spécial du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) avertissait qu’une planète en surchauffe de +2°C par rapport à la fin du XIXe siècle serait bien plus inhospitalière qu’un monde à +1,5°C, tout en détaillant l’éventail des solutions permettant d’éviter que l’humanité ne sorte de sa zone de confort climatique. Mais aujourd’hui, peu de ces experts semblent encore croire à la possibilité de rester sous l’un de ces deux seuils, que les gouvernements se sont engagés à ne pas dépasser lors de l’accord de Paris en 2015. Un sondage réalisé par le Guardian et publié mercredi 8 mai révèle que près de 80 % des scientifiques ayant participé aux rapports du Giec pensent que la température sur Terre va augmenter d’au moins 2,5°C au cours de ce siècle, en comparaison avec la période préindustrielle (1850-1900).
«Les résultats montrent que bon nombre des personnes les plus compétentes de la planète s’attendent à des ravages climatiques dans les décennies à venir», commente le quotidien britannique. Car au-delà des 1,5°C, se profile le risque d’atteindre des «points de non-retour» tels que l’effondrement des calottes polaires ou la savanisation de la forêt amazonienne, et de ne plus pouvoir s’adapter au déferlement des événements extrêmes (pluies diluviennes, canicules, sécheresses…). La planète connaît déjà aujourd’hui un réchauffement de 1,2°C, attribué aux activités humaines, dont les effets se font amplement sentir sur tous les continents. Le Giec signale que chaque fraction de degré de réchauffement supplémentaire causera plus de souffrances, de morts et de dégâts matériels.
Un avenir «semi-dystopique»
Le Guardian a envoyé un formulaire à 843 scientifiques qui ont participé aux travaux les plus récents, depuis 2018, avec la question suivante : «De combien de degrés pensez-vous que le climat se réchauffera en 2100 ?» Demander l’avis des contributeurs du Giec était un pari risqué, car l’organisme tient à son image de neutralité, qui ne recommande rien mais résume l’état des connaissances. «Le fait qu’on écrive des rapports non prescriptifs n’empêche pas d’avoir une opinion. Quand on travaille sur un sujet depuis des dizaines d’années, on a forcément un avis», explique Gonéri Le Cozannet, géographe qui a écrit sur les impacts du changement climatique dans un des derniers rapports du Giec, publié en 2022. En revanche, il se souvient avoir été dérouté par la question du Guardian, car «il n’y a pas qu’une seule réponse, tout dépendra des politiques qui seront mises en œuvre». Il n’est pas certain d’être allé jusqu’au bout du formulaire.
Près de la moitié de ses pairs ont, eux, répondu de façon certaine. La majorité envisage un monde à +2,5°C, correspondant à un scénario de réduction des émissions de gaz à effet de serre intermédiaire. En l’état, les engagements pris par les gouvernements mènent à peu près à cette trajectoire. Mais encore faut-il que les Etats tiennent leurs promesses. Bon nombre des scientifiques du Giec semblent y croire, mais avertissent que cela sera loin d’être satisfaisant.
«Je suis extrêmement inquiète du coût en vies humaines», a par exemple déclaré Leticia Cotrim da Cunha, de l’université d’Etat de Rio de Janeiro, au Guardian. D’autres regrettent le fait que le grand public ne réalise pas encore l’ampleur des risques encourus. Même à court terme. «Je pense que nous nous dirigeons vers des perturbations sociétales majeures au cours des cinq prochaines années», a affirmé Gretta Pecl, de l’université de Tasmanie (Australie).
«De nombreux scientifiques envisagent un avenir “semi-dystopique”, marqué par des famines, des conflits et des migrations massives, provoqués par des vagues de chaleur, des incendies de forêt, des inondations et des tempêtes d’une intensité et d’une fréquence bien supérieures à celles qui ont déjà sévi», écrit le Guardian. Un avenir noir sur lequel les scientifiques alertent de longue date, et qui devient de plus en plus plausible.
Les jeunes et les femmes plus pessimistes
Seuls six répondants disent encore espérer stabiliser le climat sous les +1,5°C. Mais ceux qui s’attendent à ce que la planète devienne invivable sont bien plus nombreux. Près de la moitié envisage un monde à +3°C. Ils sont 14 à «miser» sur les +4°C, sept sur +4,5°C et même quatre à +5°C et plus. Si les résultats varient peu d’un continent à l’autre, les jeunes et les femmes seraient plus pessimistes au sein du groupe.
Selon le Guardian, «de nombreux experts ont déclaré qu’ils se sentaient désespérés, furieux et effrayés». Parmi les causes principales de ce mal-être, «le manque de volonté politique a été cité par près des trois quarts des personnes interrogées, tandis que 60 % d’entre elles ont également pointé du doigt les intérêts des entreprises, comme l’industrie des combustibles fossiles. Beaucoup ont également évoqué les inégalités et l’incapacité des pays riches à aider les pauvres, qui souffrent le plus des impacts climatiques». Ulcéré par le manque d’actions, un scientifique sud-africain anonyme estime que «nous vivons à une époque de fous». Un autre déclare dans un article complémentaire : «Je suis soulagé de ne pas avoir d’enfants, sachant ce que l’avenir nous réserve».
«Ce sondage montre que les climatologues sont très inquiets de l’insuffisance de l’action des gouvernements, ce sentiment semble assez massif» malgré la grande diversité des profils, analyse Gonéri Le Cozannet. De son côté, il évoque une «forte insatisfaction voire une colère de voir que par exemple en France on n’arrive pas à protéger les aires marines des pratiques de pêche les plus destructrices comme le chalut. C’est scandaleux». Ces pratiques, en plus d’être très nuisibles à la biodiversité, participent à libérer du CO2 enfoui dans les océans en raclant les fonds marins. Même frustrés, les scientifiques restent cependant combatifs et appellent sans relâche à rehausser nos efforts de manière forte et urgente pour sauver ce qui peut l’être. «Si ce sondage peut donner une alerte avant les élections européennes…», espère encore Gonéri Le Cozannet.