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COP28 : le président du sommet pour le climat, Sultan al-Jaber, «frise le déni climatique»

A l'ère de l'anthropocènedossier
Dans une vidéo datée du 21 novembre mise en ligne par le «Guardian», l’Emirati VRP du pétrole affirme qu’il n’existe pas de données scientifiques prouvant qu’arrêter d’utiliser des énergies fossiles permettrait de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C.
Au centre, le président de la COP28, Sultan al-Jaber, vendredi 1er décembre à Dubaï. (Peter Dejong/AP)
publié le 3 décembre 2023 à 16h03

Quand le président de la COP28 perd sa boussole scientifique. Dans une vidéo dévoilée par le quotidien britannique The Guardian, Sultan al-Jaber tient des propos inquiétants : «Il n’existe pas de données scientifiques, pas de scénario, qui indiquent que l’élimination progressive des combustibles fossiles permettra d’atteindre le seuil de 1,5 °C [de réchauffement climatique par rapport à l’ère préindustrielle].»

La vidéo date du 21 novembre. L’homme, par ailleurs directeur de la compagnie pétrolière et gazière des Emirats, la Abu Dhabi National Oil Company (Adnoc), et fondateur de Masdar, principale entreprise émiratie d’énergies renouvelables, était interpellé par Mary Robinson, ex-présidente irlandaise, ancienne envoyée spéciale des Nations unies pour le changement climatique et actuelle présidente des Elders, association créée en 2007 par Nelson Mandela pour la défense des droits humains et d’une planète durable.

«Nous sommes dans une crise absolue qui frappe plus que quiconque les femmes et les enfants… et c’est parce que nous ne nous sommes pas encore engagés à éliminer progressivement les combustibles fossiles. C’est la seule décision que la COP28 peut prendre et, à bien des égards, parce que vous êtes à la tête de l’Adnoc, vous pourriez la prendre avec plus de crédibilité», lance-t-elle à Al-Jaber lors d’une discussion en visioconférence. Son ton ne plaît pas à l’Emirati. Réponse : «J’ai accepté de venir à cette rencontre pour avoir une discussion sobre et mature. Je suis contre toute discussion alarmiste. […] 1,5 °C est mon objectif. Une réduction progressive des combustibles fossiles, à mon avis, est inévitable, essentielle, mais nous devons être sérieux, réalistes et pragmatiques à ce sujet», répond-il.

«Echange révélateur, inquiétant et belliqueux»

Le réalisme pousse pourtant à considérer que la situation est bel et bien urgente. Il suffit de regarder la trajectoire des émissions de carbone mondiales ces dernières années (en noir ci-dessous) et la trajectoire à suivre pour respecter la limite de 1,5 °C de réchauffement (en vert ci-dessous) pour se rendre compte du défi devant nous pour limiter l’ampleur du réchauffement en cours. «La science est claire : la limite de 1,5 °C n’est possible que si nous arrêtons de brûler tous les combustibles fossiles. Pas réduire, ni diminuer. Une suppression progressive, avec un calendrier clair», disait d’ailleurs pas plus tard que vendredi le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, note le quotidien britannique. Cette limite de 1,5 °C est d’ailleurs déjà considérée comme inatteignable par beaucoup d’experts.

Pour Sultan al-Jaber, une sortie trop rapide des énergies fossiles risquerait d’engendrer un retour à l’âge de pierre. «Aidez-moi, s’il vous plaît, montrez-moi la feuille de route pour une élimination progressive des combustibles fossiles qui permettra un développement socio-économique durable, à moins que vous ne vouliez ramener le monde dans les cavernes», s’énerve-t-il toujours face à Mary Robinson, qui a le don de rester calme. Dans le Guardian, Bill Hare, directeur de Climate Analytics, une ONG spécialisée sur le changement climatique, commente : «Il s’agit d’un échange extraordinaire, révélateur, inquiétant et belliqueux. “Nous renvoyer dans des grottes” est le plus ancien des tropes de l’industrie des combustibles fossiles : cela frise le déni climatique.»

«Terrible héritage»

Le quotidien britannique a également sollicité les organisateurs de la COP28. «Les scénarios 1,5°C de l’AIE (Agence internationale de l’énergie) et du Giec (Groupe d’experts international sur l’évolution du climat) indiquent clairement que les combustibles fossiles devront jouer un rôle dans le futur système énergétique, même s’il est moindre. Le président de la COP citait la science et les principaux experts du climat. […] Une fois de plus, cela fait clairement partie d’un effort continu visant à saper les réalisations tangibles de la présidence de la COP et d’une fausse représentation de notre position et de nos succès à ce jour», défend un porte-parole.

La climatologue Friederike Otto, en poste à l’Imperial College de Londres, a aussi été invitée à réagir aux propos d’Al-Jaber : «La science du changement climatique est claire depuis des décennies : nous devons cesser de brûler des combustibles fossiles. L’échec de l’élimination progressive des combustibles fossiles lors de la COP28 placerait plusieurs millions de personnes supplémentaires vulnérables dans la ligne de mire du changement climatique. Ce serait un terrible héritage pour la COP28», avertit-elle.

Elle rejette aussi l’idée que les énergies fossiles seraient nécessaires au développement des pays les plus pauvres. Selon elle, le dernier rapport du Giec «montre que les objectifs de développement des Nations unies ne sont pas atteignables en poursuivant les modèles économiques actuels à fortes émissions de carbone alimentées par les énergies fossiles. [Il y a] d’énormes cobénéfices qui découlent du passage à un monde sans fossiles», assure-t-elle. Quant à l’objectif plus qu’ambitieux de rester sous la barre des 1,5 °C, Friederike Otto considère qu’il «requiert une sortie progressive complète des énergies fossiles, pas une vague réduction progressive qui s’appuierait sur des technologies non fiables» de recapture ou stockage du carbone.