A 50 ans, Libération entre dans une nouvelle ère sur le changement climatique : chroniquer l’arrivée de la catastrophe qu’il a annoncée pendant des décennies. C’est en 1989 que le sujet s’est invité en une pour la première fois. «Objectif Terre», titre le journal le 6 mars 1989 à l’occasion d’une série de conférences internationales sur la protection de l’atmosphère. «Le réchauffement du climat alarme, depuis des années, les scientifiques. En s’accumulant, le gaz carbonique renforce l’effet de serre», peut-on lire sur la couverture. Trois mois plus tard, en juin, le journal sort un hors-série intitulé «La Terre perd la boule». Tout y est : «Les bouleversements écologiques nés d’un réchauffement climatique global prévu pour les prochaines décennies vont, sans aucun doute, tournebouler le visage de la Terre : migrations, mutations industrielles et agricoles. […] Les meilleures recettes technologiques ne suffiront pas», écrivent Vincent Tardieu, François et Max Armanet dans l’édito en nous promettant un «holocauste naturel artificiellement déclenché». A l’intérieur, le scientifique Jean-Marie Martin prédit que «le niveau des mers va monter d’un mètre en 2050».
Mais le changement climatique était déjà présent bien avant 1989 dans les pages du journal, notamment sous la plume d’Hélène Crié. Recrutée en 1981, elle vient d’un journal écologiste des années 70, la Gueule ouverte. A Libé, elle lutte pour faire émerger le changement climatique. Le sujet est alors popularisé sous le nom de son mécanisme, «l’effet de serre», et souvent traité en complément des articles sur le trou dans la couche d’ozone qui occupe le devant de la scène. «Tout le monde prenait certes mes sujets au sérieux, mais il fallait quand même se battre pour avoir de la place, expliquer, réexpliquer. Il y avait toujours d’autres sujets plus urgents ou d’autres services plus importants.» Hélène s’accroche. «Jusqu’en 1991-92, je me sentais vraiment militante. On m’a proposé plusieurs fois de changer de service, mais j’ai refusé. Je me disais : “Ça va prendre de l’ampleur.”»
«On est dans une schizophrénie totale»
L’environnement est, à l’époque, traité par le service Sciences du journal, dirigé par Dominique Leglu à partir de 1986. Journaliste à Libération depuis 1983, elle a très tôt couvert les sciences du climat. «Rétrospectivement, ce qui me frappe, c’est la grande prudence des scientifiques de l’époque. Ce n’est que très récemment qu’ils ont commencé à affirmer qu’un événement météorologique extrême précis était lié au changement climatique.» Au fil des années, les Nations unies contribuent à donner une autre dimension au sujet. En 1988, le Groupement international d’expert pour le climat est créé. Le fameux Giec rend son premier rapport en 1990. En 1992, se tient le sommet de Rio de Janeiro sur l’environnement et le développement. Malgré cela, le changement climatique reste cantonné aux pages Sciences. «Je ne suis pas bridé, j’ai une liberté totale pour écrire, se rappelle Sylvestre Huet, journaliste scientifique arrivé en 1995. Mais le sujet n’infuse pas dans le journal. Dans les pages Economie, on dit encore que tout va bien si le PIB progresse. On est dans une schizophrénie totale.»
Petit à petit, l’environnement au sens large prend ses galons. En 1992, un cahier Terre est créé. L’évolution du climat, sujet transversal par excellence, est un objet insaisissable pour les rubriques habituelles du quotidien et l’affaiblissement du service Sciences à la fin des années 90 le laisse orphelin. «Quand en 2001, la sortie des Etats-Unis du protocole de Kyoto ne fait l’objet que d’une brève dans le journal, je me dis qu’il faut vraiment créer un service à part entière», se souvient Denis Delbecq. Le service Terre est finalement créé en 2003. «Basé sur la cellule Sciences, il traitait toutes les problématiques globales comme l’environnement, le climat, le paludisme, le sida», explique le chef de service. Choix fort de la direction, ses pages sont placées en début de journal. Une équipe de sept personnes est montée, signant clairement l’âge d’or du journalisme environnemental à Libération. Un service «très précurseur, pertinent et pointu», se souvient Guillaume Launay, éditeur dès l’origine des pages Terre.
Il faut dorénavant se faire de la place à côté des services historiques du journal. «Je me souviens avoir fait un événement pour les 20 ans de la conférence de Rio de 1992. Une étude prédisait un effondrement des écosystèmes pour 2030-2040. Cela me semblait majeur, mais on nous rétorquait souvent que les unes sur l’environnement se vendaient mal. Cet événement a été publié le 10 août au cœur de l’été... Mais bon, Cyril Dion [qui réalisera plus tard le documentaire Demain, ndlr] est tombé dessus…» se souvient Laure Nouahlat, journaliste à Libération de 2000 à 2015.
Au XXIe siècle, le climat n’est plus seulement une question scientifique. Il devient un sujet de diplomatie internationale. «Quand Chirac dit, en 2002, “Notre maison brûle mais on regarde ailleurs”, au sommet de Johannesburg, nous sommes deux de Libération à couvrir l’événement», explique Christian Losson. Dès lors, dans les pages Terre, puis dans les pages Monde, les COP deviennent un sujet majeur. Des déceptions de Copenhague (2009) et Glasgow (2021), en passant par l’espoir de l’accord de Paris (2015), Libération suit de près les évolutions diplomatiques autour de ces enjeux. Cette montée en puissance de la prise de conscience du changement climatique s’accompagne d’offensives climatosceptiques auxquelles le journal n’est pas toujours hermétique. «Il y a quand même des moments où on nous laisse entendre qu’il faut donner la parole à d’autres voix. Il flotte un peu la question : “Est-ce qu’on est vraiment sûrs ?”» témoigne Guillaume Launay, devenu reporter dans le service Eco-Terre en 2007. Mais les journalistes en charge du sujet réussissent toujours à avoir le dernier mot.
«Faut-il brûler les écologistes ?»
C’est le cas dès 1992, pendant la conférence de Rio, quand Libération se saisit de l’appel de d’Heidelberg pour titrer «Faut-il brûler les écologistes ?» Quatre cents scientifiques de renom remettent en cause le caractère scientifique de l’écologie. Une initiative bien identifiée aujourd’hui comme étant une offensive des industries pour discréditer le mouvement. Certains signataires regretteront, après coup, de s’être associés à ce texte mais sur le moment, il est plus compliqué de faire la part des choses. Libération ouvre le débat en donnant la parole à des scientifiques signataires et d’autres non-signataires. L’opération d’enfumage se targuant surtout de défendre des décisions basées sur la science, Dominique Leglu calme leurs ardeurs dans son édito, en rappelant que «l’appel n’est pas la voix de la science parce que celle-ci n’existe pas».
Dans les années 2000, en France, le climatoscepticisme est surtout représenté par Claude Allègre, géologue, ministre de l’Education nationale sous Jospin de 1997 à 2000. «En 2010, Laurent Joffrin me demande de chroniquer son livre, l’Imposture climatique, devant toute la rédaction, se souvient Sylvestre Huet. Je vais finalement prouver qu’Allègre a trafiqué les courbes qu’il utilise pour sa démonstration. Libé sera finalement l’un des journaux les plus en pointe dans la critique d’Allègre.»
En 2007, le service Terre est fusionné avec le service Economie. «Au fil du temps, on s’est rendu compte que les questions environnementales traversaient toutes les questions économiques. Cela nous a poussés à créer un service Eco-Terre. L’idée était que la transition écologique devait se faire avec les entreprises et pas contre elles. Mais force est de constater que les questions environnementales se sont peu à peu fait bouffer par les questions économiques», témoigne Alexandra Schwartzbrod, qui a dirigé les deux services.
«Renouvellement des angles et des traitements»
Après 2015, le journal passe d’une cellule environnement dédiée à des référents répartis dans plusieurs services. Cette situation ne satisfait pas les spécialistes du sujet, notamment chez les plus jeunes, qui recréent un embryon de service environnement, plus informel, sous la bannière du web. Mais le changement climatique lasse. «On nous renvoie à un truc répétitif et déprimant. Il y a une exigence de renouvellement des angles et des traitements», explique Guillaume Launay, chef du web. Nommé chef du service société, il devient responsable d’une petite cellule environnement rapatriée au sein de ce service et animée par Aude Massiot, mais tous deux quittent le journal peu après.
L’été 2022 marque un tournant dans la compréhension du grand public de l’urgence de l’enjeu climatique. Un été qui marque le début de notre nouvelle vie climatique. «Les effets du changement climatique ont fait des ravages ces derniers mois, présageant une aggravation des catastrophes», écrivait-on en une le 31 août 2022. En février 2023, le journal crée un poste de rédactrice en chef adjointe dédiée à l’environnement. Anne-Laure Barret est recrutée pour encadrer une petite équipe de journalistes dédiés au sujet et coordonner la production des autres services sur ce thème. «Il faut augmenter les échanges et le travail en commun sur le sujet. Il y a urgence», explique Alexandra Schwartzbrod, devenue directrice adjointe de la rédaction.