Altermondialisme, de quoi es-tu le (re)nom ? Ce mouvement planétaire pour un «autre monde possible», slogan du Forum social mondial lancé à partir de 2001 – à Porto Alegre, au Brésil – en opposition aux mantras libéraux du Forum économique mondial – de Davos, en Suisse – est sorti des limbes à l’orée du millénaire. Libération en a épousé, dès ses prémices, l’urgence. Autant que la nécessité. Il en a décrypté les aspects précurseurs, anticipateurs des thèmes qui, à la faveur des crises ne cessant de s’accumuler (environnementale et sociale, diplomatique et financière), ont inspiré nombre de leaders, à défaut d’être adoptés par eux.
Montrer que la société civile est debout
Quoi de plus naturel en effet pour un journal vertébré contre les injustices, les inégalités, les atteintes aux libertés d’un turbocapitalisme agrégateur d’impasses, incompatible avec la survie de notre planète ? Après tout, ce quotidien avait largué ses amarres loin du confort institutionnel et des corps établis, au plus près des combats politiques, sociaux et culturels des années 70, épousant les luttes tiers-mondistes et défendant l’émancipation contre les oligarchies corrompues.
Libération a donc, dès ses débuts, figuré en première ligne de l’altermondialisme, dans cette lutte «glocale» (du global au local) pour tenter de sortir de la fatalité du repli nationaliste, du profit destructeur, d’une biodiversité saccagée. Et d’inverser la donne. Montrer que la société civile est debout, constituée de collectifs, d’associations, d’ONG, qui ne plient pas. Qui résistent. Proposent. Opposent des solutions, dont les évidences, hier jugées gauchistes et/ou hérétiques, tentent de tracer leur chemin dans le fatalisme ambiant.
La tâche ne fut cependant pas toujours facile pour mettre en lumière la force de l’altermondialisme – sans occulter pour autant ses contradictions et ses limites démocratiques. Il a fallu convaincre, à l’intérieur de la rédaction, de l’importance de la couverture des rencontres, sommets, réunions. Et trouver des traductions concrètes, des alternatives crédibles, face à une direction très critique, dont certains hiérarques, tout à leur héritage libéral-libertaire, étaient pourtant les héritiers d’idéologies bien plus révolutionnaires que les quelques modalités d’action parfois musclées des partisans d’un alter monde en lutte contre un libéralisme messianique et une «mondialisation heureuse».
Jouer les saumons journalistiques
On a dû d’emblée composer avec un édito problématique, intitulé «Mauvais combat», qui avait clôturé l’historique crash de l’Organisation mondiale du commerce à Seattle en 1999, acte de naissance formel de l’altermondialisme. On a dû aussi, deux ans plus tard, pousser pour faire prendre la mesure du déchaînement de violences policières au G8 de Gênes qu’Amnesty a qualifié de «plus grande violation des droits humains et démocratiques dans un pays occidental depuis la Seconde Guerre mondiale». On a dû enfin ferrailler quand, au sommet de la Terre de Johannesburg en 2002 – et le fameux «Notre maison brûle» soufflé par Nicolas Hulot à Jacques Chirac –, notre analyse saluant cette apparente prise de conscience, n’avait pas eu la place qu’elle méritait. On a fini par ne plus répondre aux piques, avec Vittorio de Filippis (avec qui nous étions en charge de la «mondialisation») de ceux qui nous taxaient de «cellule Attac» quand nous pressions pour que notre journal «monte» en une sur le projet de taxation sur les transactions financières, désormais sur de petits rails.
L’intelligence collective, dans un quotidien qui en regorge, a, malgré ces courants contraires, permis de jouer les saumons journalistiques. Libération a ainsi pu couvrir tous les grands sommets alter, ou internationaux de par le monde. Reporter, enquêter, documenter, alerter dans tous les continents, de la montée des périls climatiques à la détresse des écosystèmes, des faillites de l’agri-business à la nécessité d’une intelligente relocalisation promue cause nationale en ces temps incertains de post-pandémie.
Même s’il paraît aujourd’hui en sommeil médiatique, l’altermondialisme a diffusé. Pollinisé. Jamais la critique de la mondialisation n’avait été aussi puissante, y compris dans le jargon d’une partie des mouvements les plus réactionnaires et populistes, tel le trumpo-bolsonaro-lepénisme. Les idéaux articulés autour des communs portés par des citoyens militants alters font désormais partie d’un socle. Qui, à défaut de faire opinion, fédère une large partie de l’opinion publique : luttes sociales, environnementales, féministes. Une forme d’intersectionnalité et d’interdépendance coopérative plutôt qu’ultracompétitive avant l’heure. En ce sens, il n’est ni héritage, ni prolongement, mais dissémination : une contamination positive en ces temps de virus physique et psychologique nocifs galopant.