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Réchauffement climatique

Faut-il redouter une version extrême du phénomène El Niño ?

Des chercheurs américains alertent sur le risque d’une hausse importante de la température du Pacifique, aux conséquences graves. Mais dans la majorité des autres prévisions, l’hypothèse d’une version modérée à forte du phénomène naturel périodique l’emporte.
Une équipe de secouristes à Santa Cruz, au Chili, le 23 août, après une inondation liée au phénomène El Niño. (Javier Araos/AFP)
publié le 1er octobre 2023 à 10h33

Le phénomène El Niño, de retour cette année, pourrait-il se classer parmi les événements les plus extrêmes de sa catégorie ? C’est ce que suggèrent les prévisions actuelles de certains modèles scientifiques, même si les sources considérées comme les plus fiables se montrent prudentes. Succédant à La Niña, qui tend à provoquer une baisse des températures, El Niño revient tous les deux à sept ans réchauffer les eaux du Pacifique. Ce phénomène périodique naturel cause des perturbations dans plusieurs régions du globe. Et son effet s’ajoute à celui du changement climatique, qui fait grimper toujours plus haut le thermomètre mondial sur le long terme.

C’est en juin dernier que l’émergence d’El Niño a été officialisée par l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (Noaa). Puis, «l’enfant terrible» du Pacifique a continué à croître pendant l’été. Il devrait encore progresser cet automne, pour atteindre sa pleine puissance autour du mois de décembre. Il se maintiendra certainement durant d’hiver, avant de décliner au printemps. Un cycle classique, qui dure habituellement de neuf à douze mois.

Le spectre d’un «super» El Niño

Pour l’heure, la version 2023 du phénomène est considérée comme «modérée». Ce niveau est atteint quand la température des eaux superficielles de la zone de référence, appelée «3.4», située dans le Pacifique Est, se situe 1 °C au-dessus des normales. Selon les dernières données d’observation disponibles, elle affiche actuellement +1,3 °C. «On dit qu’El Niño commence à être “fort” à partir de 2 °C d’anomalie de la température de surface de l’océan», éclaire l’océanographe et climatologue au CNRS Eric Guilyardi.

Mais une équipe de scientifiques, dont l’alerte a notamment été reprise par le Washington Post, n’exclut pas un tel scénario. D’après le Centre national pour la recherche atmosphérique (NCAR), un institut de recherche américain, El Niño pourrait facilement se hisser à ces hauteurs dans les prochains mois. Son modèle, certes nouveau et expérimental, prévoit que le pic d’anomalies culminerait à +2,4 °C dans la zone de référence. Stephen Yeager, climatologue au NCAR, avertit même auprès de Libération : «Il y a de bonnes chances pour que le El Niño “fort” prévu pour l’hiver prochain soit comparable aux “super” El Niño de 1982-1983, 1997-1998 et 2015-2016.» Trois événements qui ont marqué l’histoire par leur puissance et leurs conséquences dramatiques.

Les modèles du Bureau météorologique australien et celui développé par Météo France prévoient, eux aussi, un épisode particulièrement fort cet hiver. Les estimations de l’institut météorologique hexagonal suggèrent, par exemple, que le maximum d’El Niño sera atteint en novembre, décembre et janvier, avec une anomalie de +2,69 °C. «Si ces prévisions sont avérées, ce sera un El Niño très fort, explique Lauriane Batté, climatologue à Météo France. On ne peut donc pas exclure à ce stade qu’il soit extrême, même s’il reste de l’incertitude sur l’amplitude du phénomène. La fourchette des possibles est très large.» Et de préciser que ces résultats sont une moyenne de plusieurs dizaines de simulations.

Des prévisions plus mesurées

Eric Guilyardi, considéré comme le meilleur expert français du phénomène, est beaucoup plus mesuré : «A priori, ça ne pas va pas être un événement très fort, et la fenêtre d’opportunité pour qu’il le devienne est en train de se refermer. Des coups de vent d’ouest sur le Pacifique peuvent le booster au printemps et en été. Pour le moment, il n’y en a eu que deux, et on arrive en automne, période où il y en a moins». Sa prévision ? «Cet El Niño sera dans la moyenne, peut-être la moyenne supérieure.»

Le climatologue prend pour référence les bulletins de l’agence américaine Noaa et de l’Institut international de recherche sur le climat et la société, considérés comme les plus fiables car ils compilent les prévisions issues de 17 modèles dynamiques différents, issus des organismes scientifiques les plus réputés. En début de semaine, la Noaa estimait qu’«à son apogée (novembre janvier), presque tous les modèles suggèrent un El Niño modéré à fort», avec une moyenne dépassant légèrement les 2 °C, mais se gardait de parler de «super» El Niño.

Dégâts incertains

Peut-on déjà imaginer quelles seront les répercussions exactes d’El Niño, généralement tangibles au plus fort de l’événement, à partir de novembre ? Là aussi, pas de réponse catégorique. Les impacts varient selon les épisodes. En revanche, plus El Niño sera extrême, plus il cochera toutes les cases des dégâts «typiques» qu’il peut occasionner, met en garde Eric Guilyardi. A savoir : inondations dans l’est du Pacifique et en Afrique de l’Est, ouragans vers Tahiti et Hawaï, sécheresses en Indonésie, dans le nord de l’Australie ou encore dans le sud des Philippines, pluies intenses en Californie, etc. Au large des côtes chiliennes et péruviennes, le manque de poissons, qui fuient vers des eaux plus froides, est aussi un classique.

La surchauffe du Pacifique Est a-t-elle déjà commencé à produire ses effets ailleurs ? La hausse des températures dans cette région, qui couvre un quart de la planète, a certes fait augmenter mécaniquement la moyenne des températures de l’eau et de l’air sur le globe, qui atteignent des sommets depuis plusieurs mois, mais il ne s’agit que d’un élément parmi d’autres. L’océan est aussi très chaud dans d’autres parties du monde, comme l’Atlantique Nord, sans lien avec El Niño. «Des travaux sont en cours pour quantifier les rôles relatifs d’El Niño, du réchauffement climatique et d’autres facteurs dans l’été extrême de 2023, indique Stephen Yeager. En bref, il n’existe pas encore de réponse claire qui fasse l’objet d’un large consensus au sein de la communauté scientifique.»

Plus récemment, fin septembre, le gouvernement brésilien a accusé El Niño d’être responsable de la sécheresse historique dans nord du pays. «Sur la partie nord-est du Brésil, il y a des liens avérés, ça peut être un facteur», explique Lauriane Batté à Météo France. Et en France, El Niño pourrait-il jouer un petit rôle dans la vague de chaleur tardive actuelle ? «Il n’y a aucun lien, réplique Eric Guilyardi. Il n’y a pas d’impact direct et systématique d’El Niño sur l’Europe, c’est beaucoup trop loin.»