Comment faire en sorte que la transition énergétique, a priori vertueuse, ne se transforme en piège ? Comment éviter de passer d’une dépendance à une autre, de se désintoxiquer enfin des énergies fossiles (pétrole, gaz et charbon) pour mieux devenir accro aux métaux dits critiques ou stratégiques (lithium, cobalt, nickel, cuivre, terres rares…) nécessaires aux batteries de véhicules électriques, à l’éolien ou au solaire ? Comment assurer un approvisionnement suffisant, diversifié et durable, qui n’exacerbe pas les tensions géopolitiques et ne porte pas atteinte à l’environnement et aux droits de l’homme ?
C’est tout l’enjeu du tout premier sommet international sur les minéraux critiques, organisé ce jeudi par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) et réunissant les représentants de 47 pays consommateurs et producteurs (mais pas la Chine ni la Russie) ainsi que des industriels, investisseurs et ONG. Enjeu martelé par le directeur général de l’AIE, Fatih Birol, en ouverture de l’événement. Car la demande de ces métaux explose. Selon un rapport publié en juillet par l’AIE, le marché mondial des métaux nécessaires à la transition énergétique a «doublé au cours des cinq dernières années, atteignant 320 milliards de dollars en 2022 et devrait continuer à croître rapidement». La trajectoire de décarbonation compatible avec l’accord de Paris sur le climat de 2015 implique en effet, selon l’AIE, une multiplication par quatre de la demande d’ici à 2030.
«Les capacités mondiales d’extraction sont limitées»
Or «si les réserves de minerais nécessaires à la transition énergétique ne sont pas rares, les capacités mondiales d’extraction et de raffinage sont limitées», insistait aussi l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena) dans un rapport publié également en juillet. Aujourd’hui, souligne l’Irena, «l’extraction de matières premières critiques est fortement concentrée dans des régions géographiques spécifiques». Ses principaux acteurs sont l’Australie (lithium), la Chine (graphite, terres rares), le Chili (cuivre et lithium), la République démocratique du Congo (cobalt), l’Indonésie (nickel) et l’Afrique du Sud (platine, iridium). L’activité de transformation, elle, est «encore plus concentrée sur le plan géographique, puisque la Chine représente plus de 50 % de l’approvisionnement mondial de graphite (naturel), dysprosium (une terre rare), cobalt, lithium et manganèse raffinés».
L’industrie minière est en outre dominée par un petit nombre de grandes entreprises, «ce qui se traduit par des marchés souvent oligopolistiques. Les cinq premières sociétés minières contrôlent 61 % de la production de lithium et 56 % de celle de cobalt», ajoute le rapport de l’Irena. Alors qu’il «est estimé que 54 % des minerais se trouvent sur les terres de peuples autochtones ou à proximité», celui-ci souligne «la possibilité de changer les règles du jeu des industries extractives en vue de créer une dynamique en faveur de chaînes de valeur plus inclusives, éthiques et durables».
«Coopération internationale»
Jeudi, au sommet organisé par l’AIE, la secrétaire à l’Energie américaine, Jennifer Granholm, a semblé vouloir aller dans ce sens, en appelant à la «coopération internationale» et à une meilleure «transparence des marchés». «Dans l’Union européenne, nous ne pouvons pas remplacer la dépendance aux énergies fossiles par une dépendance aux matières premières», a aussi relevé le commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton. Et d’appeler à plus de coopération afin de «gonfler les capacités minières et de raffinage».
En attendant, côté français, la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, a signé mercredi deux accords de coopération en matière de minéraux critiques avec ses homologues australien et canadien. L’idée étant, indique le ministère, de «développer les filières des minéraux critiques y compris des projets d’extraction, de traitement et de recyclage et à favoriser les coopérations industrielles et universitaires en matière de recherche et développement». La politique de la France dans ce domaine «repose sur trois piliers : la diversification et la sécurisation de nos sources d’approvisionnement, le recyclage et l’exploitation des ressources sur notre propre sol», rappelle aussi le ministère. En présentant la planification écologique de l’exécutif, lundi, Emmanuel Macron, a confirmé le lancement prochain d’«un grand inventaire de ressources minières» en France et la nécessité de «disposer d’une carte précise des ressources en matière de lithium, de cobalt qui se trouvent sur notre territoire».
Recyclage et sobriété
Le recyclage des métaux critiques serait-il une piste prometteuse ? Dans l’ancienne centrale nucléaire de Marcoule (Gard), les scientifiques du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) cherchent à extraire les métaux rares des batteries, éoliennes et panneaux solaires usagés et dans les «mines urbaines» du futur que sont les équipements électriques d’aujourd’hui. Mais «en aucun cas, ce recyclage ne permettra à la France de devenir souveraine et indépendante», indique Philippe Prené, responsable économie circulaire des énergies bas carbone du CEA, cité par l’AFP. Selon ses calculs, le recyclage des métaux pourrait permettre d’assurer environ 35 % d’autonomie à l’Europe dans les batteries.
D’où la nécessité de miser aussi sur la sobriété. Autrement dit, de ne pas surconsommer l’énergie, même d’origine éolienne ou solaire, et de s’abstenir d’acheter des véhicules inutilement gigantesques et au poids XXL, même électriques. C’est tout le sens de la «Raw Materials Coalition», une coalition européenne portant sur les matières premières et les métaux critiques lancée mardi par le Bureau européen de l’environnement (BEE), un réseau de 180 associations et plus de quarante autres ONG. Cette coalition demande à l’Union européenne de «mettre en œuvre des solutions axées sur la demande afin de réduire la consommation de matières premières d’au moins 10 % d’ici 2030, notamment en supprimant progressivement les produits à usage unique contenant des matières premières essentielles, en mettant en œuvre un système de passeport pour les matériaux et en adoptant des programmes nationaux visant à promouvoir l’efficacité des matériaux et l’utilisation de matériaux alternatifs».
D’autres ONG membres de la Deep Sea Conservation Coalition, dont Environmental Justice Foundation et Greenpeace France, ont aussi appelé jeudi à privilégier «l’économie circulaire et la sobriété». Inquiètes de «la perspective imminente d’une exploitation minière en eaux profondes, non seulement dans les eaux internationales mais aussi en Norvège», elles ont appelé le gouvernement français et les autres Etats membres de l’UE à «exclure définitivement les minerais des grands fonds marins des chaînes d’approvisionnement de l’UE, en veillant à ce que ces minerais soient exclus du futur règlement sur les matières premières critiques».
Car, disent-elles, une possible ruée des compagnies minières et de certains gouvernements pour extraire les minéraux des grands fonds marins pourrait «causer des dommages irréversibles à des écosystèmes déjà fragiles, ce qui constitue une menace sérieuse pour l’océan, risquant de perturber les cycles du carbone, la faune et la flore sauvages non découvertes, la justice sociale et la sécurité alimentaire mondiale». Etre moins gourmands en métaux ou détruire les grands fonds marins pour assouvir notre appétit face à des ressources minières terrestres de plus en plus difficilement accessibles ? Il faudra collectivement choisir entre ces deux voies.