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Libération
Inventaire de lumière

Dans les Alpes-Maritimes, des promenades nocturnes pour veiller sur les lucioles

Des volontaires arpentent les sous-bois pour recenser les insectes bioluminescents et nourrir les connaissances sur leur déclin en France, dû à l’urbanisation, la pollution lumineuse et les pesticides.
La science participative suscite «l’espoir de pouvoir mieux protéger les lieux de vie et donc d’endiguer la disparition des lucioles», selon la plateforme historique sur le patrimoine naturel français. (Alberto Ghizzi Panizza/Biosphoto)
par Mathilde Frénois, correspondante à Nice
publié le 12 juillet 2024 à 18h27

A-t-on rêvé ? Là-bas, à l’abri du sous-bois, une étincelle vient de percer l’obscurité. Puis la nuit replonge dans le noir. Il faut attendre que cette lumière surgisse à nouveau pour s’assurer qu’elle n’est pas le fruit de l’imagination. 21h56 : deuxième clignotement. C’est une luciole. Les rives de l’Estéron se mettent à briller de mille feux. Ce bord de rivière, qui coule en contrebas de Roquestéron, dans les Alpes-Maritimes, est propice à l’épanouissement de la bêbête bioluminescente : le parc naturel est sombre, silencieux, sauvage. Le scintillement peut se faire sereinement. Ailleurs sur la Côte d’Azur, les lucioles ont connu un immense déclin. Comme pour tout insecte, les menaces sont multiples : urbanisation, fauchage, pesticides. La Luciola lusitanica souffre aussi de la pollution lumineuse.

L’étincelle est éphémère. Quinze personnes se pressent vers le sous-bois. Elles participent, ce samedi d’été, à une balade nocturne sur les traces des lucioles. Pour les enfants, c’est une découverte. «Un peu comme dans Disney», s’émerveillent Alexandre, 7 ans, et sa mère Laetitia. Pour les adultes, c’est un doux souvenir d’enfance. Mickaël et Ludivine, parents trentenaires, se rappellent de «la colo» pour lui, de «la classe verte» pour elle, où surgissaient les lucioles à l’heure du coucher. «Avant, chez mes parents, il y en avait plein, raconte Mireille. On s’amusait à les attraper. On les prenait dans nos mains, on les mettait dans des pots. Ça faisait de jolis lampions, comme des guirlandes de lumière. C’était magique.» Tout ça a des allures de contes. Car aujourd’hui, Laëtitia, Mickaël, Ludivine et Mireille ne croisent plus de lucioles. Elles ont disparu de leurs nuits d’été. Elles ont fui leurs quartiers urbanisés.

«Puis, elle se transforme en nymphe»

«On peut s’inquiéter de la réduction de la population de lucioles, confirme Fabien Verfaillie, écologue et cofondateur de l’Observatoire des vers luisants et des lucioles. L’espèce est menacée. Sa population a réduit. Mais faute de mesures précises, il est difficile de savoir si le déclin continue.» L’écologue s’appuie sur un recensement participatif effectué par des particuliers dans leur jardin, à l’initiative de son observatoire depuis 2015. La Luciola lusitanica est essentiellement présente dans les Alpes-Maritimes et la Corse. Quelques signalements s’étendent sur l’arc méditerranéen, jusque dans l’Hérault. Le statut de conservation de la luciole vient d’être tranché. Le 6 juillet, l’Union internationale pour la conservation de la nature a classé comme «préoccupation mineure» le risque qui pèse sur les 2 200 espèces mais sa population française est davantage menacée. «Les habitants disent voir moins de lucioles. Mais nous n’avons pas beaucoup de données, appuie Sterenn Poupard, chargée de mission dans la communauté de communes Alpes d’Azur, qui englobe l’Estéron. Il est très difficile d’avoir des études naturalistes car les lucioles ne sont visibles qu’en été. Quadriller les zones serait interminable.»

La science participative est encore appelée à la rescousse. Cet été, une nouvelle quête est lancée dans le département des Alpes-Maritimes. Sur l’application de l’Inventaire national du patrimoine naturel, chaque citoyen peut faire remonter les informations, photos à l’appui : où et quand ont-ils croisé des lucioles ? Combien se sont mises sur leur chemin ? Avec cette nouvelle cartographie des espaces naturels, «l’espoir est de pouvoir mieux protéger leurs lieux de vie et donc d’endiguer leur disparition», indique la plateforme historique sur le patrimoine naturel français. Encore faut-il repérer la bonne espèce : la luciole vole et clignote jaune. Elle est différente de son cousin Lampyridae, le ver luisant, qui reste au sol et s’illumine vert.

Le petit point lumineux se fait piéger par le filet à papillons. Hop, dans la boîte loupe. On va pouvoir observer cette bestiole. Tom Bettini, éducateur et guide naturaliste pour la Ligue pour la protection des oiseaux(LPO), fait les présentations : «La luciole est un coléoptère. Elle reste deux ans sous forme de larve. C’est un bon auxiliaire de jardin : elle est prédatrice des limaces et des escargots. Puis elle se transforme en nymphe avant de devenir adulte.» Enfin en âge de se reproduire, l’insecte éclaire pour trouver son partenaire. Dans la boîte, la bête est mince et elle vole : c’est un mâle. Avec ses grands yeux noirs, il tente de repérer une femelle. Celles-ci sont plus trapues et restent au sol. Elles s’allument quand elles voient passer un mâle. Ainsi fonctionne la parade nuptiale. Lui mourra après avoir trouvé sa dulcinée. Elle s’éteindra après l’accouplement. Puis mourra à son tour. Il est temps de rendre à la luciole sa liberté. Une fillette ouvre la boîte. Le coléoptère marche jusqu’au bout de son index : «Je peux faire un vœu ?»

«Une vigie de la nature»

A mesure que la nuit tombe, les animaux nocturnes sortent de leur cache. Un papillon de nuit tournoie : il est illico écarté d’un geste de la main. Une chauve-souris chasse : ses pirouettes ne convainquent pas l’auditoire. «Cette faune est mal-aimée. Alors que les lucioles ont un pouvoir de persuasion du grand public, observe Sterenn Poupard. Pourquoi remarque-t-on qu’elles disparaissent ? C’est parce qu’elles brillent. Les lucioles attirent l’attention sur la disparition des espèces.» La luciole est un porte-parole. De ceux qu’on appelle bioindicateurs. Elle permet de savoir comment se porte la biodiversité. «Elle est une vigie de la nature dont l’état de santé de la population devrait nous inquiéter, pointe l’écologue Fabien Verfaillie. Elle nous indique ce que les autres insectes ne nous disent pas.» Ces dernières décennies, 70 à 80 % des insectes auraient disparu. Comme tous les autres, les lucioles sont victimes de la fauche des herbes folles, de l’artificialisation galopante, des pesticides – surtout les petites billes bleues limacides égrainées par le jardinier qui tuent les principales proies des larves, limaces et escargots.

Elles souffrent aussi de l’éclairage. «La pollution lumineuse va avoir plusieurs impacts, expose Fabien Verfaillie. Elle concentre les mâles autour de la source lumineuse au lieu qu’ils cherche,t les femelles, elle réduit le contraste lumineux qui empêche d’identifier la lumière au sol.» La pollution lumineuse fragmente les populations de lucioles : «La continuité écologique est la capacité qu’ont les milieux à communiquer entre eux. La trame noire, c’est l’obscurité, relève Tom Bettini, de la LPO. Quand on éclaire une route, on casse cette continuité. Les insectes ne circulent plus.» Si la luciole s’épanouit sur les bords de l’Estéron, c’est que le parc naturel est au cœur de la réserve internationale de ciel étoilé «Alpes Azur Mercantour». Cette large zone de 2 300 km² s’est engagée à mener des actions de réduction de la pollution lumineuse et de protection du ciel nocturne. Les trois-quarts de ses 75 communes éteignent désormais l’éclairage au cœur de la nuit.

«Un enjeu de conservation très fort»

Les villages ont changé leurs lampadaires pour une lumière jaune, orientée vers le sol, sans vitre. Jusqu’à 80 % de subventions sont débloquées pour réaliser ces travaux. Les commerçants sont sensibilisés à l’extinction de leurs vitrines et les habitants à éviter les mauvais gestes – les spots dans des piscines et les lanternes solaires dans les jardins. Obtenu en décembre 2019, le label est notamment porté par des subventions européennes du programme Leader. Dans le monde, une vingtaine de territoires sont labellisés Rice. La biodiversité nocturne n’en est pas la seule bénéficiaire. La pollution lumineuse perturbe aussi le cycle du sommeil, la visibilité du ciel étoilé, les factures d’électricité.

A Roquestéron, l’éclairage public est éteint de 23 heures à 5 heures du matin. Dans le centre du village, les lampadaires ont été remplacés. Les chauves-souris sont revenues, le village a décroché trois des cinq étoiles qui récompensent les «villes et villages étoilés». Roquestéron repostulera cette année. Mais même ici, un vieux lampadaire orange envoie la lumière vers le haut. On le distingue derrière les arbres. Difficile mission que de retrouver la nuit noire, profonde, intense. «Depuis que l’électricité coûte cher, c’est plus simple de convaincre, fait remarquer Sterenn Poupard. L’extinction joue énormément sur le retour de la biodiversité nocturne. Il y a un enjeu de conservation très fort.» La veille, une luciole est entrée dans sa chambre. Elle l’a coincée sous un verre. Pas pour en faire une jolie lanterne comme les enfants d’autrefois. Mais pour alimenter la base de données participative. Après, elle a relâché l’insecte mâle.

Il existe treize espèces de lucioles et de verts luisants en France. En 2020, une nouvelle est arrivée dans l’Hexagone. «Venues d’Amérique du Sud en Espagne, ces populations gonflent et passent la frontière, indique Fabien Verfaillie, de l’Observatoire des vers luisants et des lucioles. Elles consomment des vers de terre et utilisent un message lumineux différent.» Peu inquiet vis-à-vis de l’interaction avec les autres lucioles, l’écologue mène avec le CNRS une étude sur l’impact de cette espèce potentiellement invasive. Sur les rives de l’Estéron, les Luciola lusitanica scintilleront jusqu’au lever du soleil. En attendant, elles se confondent avec le ciel. «On a l’impression de faire un bain d’étoiles», dit joliment Sterenn Poupard. Sur la route du retour, ça brille encore en contrebas. Ni rêve ni luciole. Cette fois, c’est le bord de mer qui s’éclaire. La Côte d’Azur n’a pas éteint la lumière.