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Libération
50 ans, 50 combats

De Bhopal aux pesticides, «Libé» contre toutes les pollutions

Libération a 50 ansdossier
Marées noires, amiante… Si le journal dénonce les catastrophes environnementales en temps réel, il s’engage aussi dans la durée, enquêtant sur les contaminations chroniques, dénonçant les scandales de santé publique et faisant aujourd’hui de la cause écologique un de ses axes majeurs.
La une de «Libé» du 7 novembre 2017.
publié le 31 octobre 2023 à 3h08

«Cinquante ans de Libération» rime aussi, hélas, avec cinquante ans de pollutions. Cinq décennies au cours desquelles ce fléau des temps modernes, cette face noire du «progrès» amorcé par la révolution industrielle, n’a cessé de s’aggraver. Du sommet de l’Everest au fin fond de l’océan, de l’espace à l’Antarctique, aucun endroit n’est désormais épargné par les terribles reliefs de notre gloutonnerie hyperconsommatrice. Qu’il s’agisse de l’air, des sols, des cours d’eau, des mers, de l’estomac des cétacés ou de nos corps, la pollution, chimique, plastique ou plus généralement liée à la combustion d’énergies fossiles, est partout. Accidentelles ou chroniques, volontaires ou involontaires, les pollutions peuvent aussi être… sonores et lumineuses. Bref, le sujet s’est élargi en cinquante ans mais il est surtout devenu incontournable, tant il menace la faune, la flore, mais aussi notre santé, nos vies. Libération ne s’y est pas trompé, qui le chronique depuis ses premières éditions et le porte de plus en plus souvent à la une.

Dès les années 1970, le journal dénonce une funeste série de pollutions spectaculaires. Parmi elles figurent les catastrophes liées aux usines de produits chimiques. Il y eut bien sûr celle de Bhopal, en Inde, en 1984 : le 5 décembre, Libération titre à la une «Inde : nuage d’agonie». Pour l’illustrer, une photo marquante : celle de cadavres entassés, recouverts de linceuls blancs qui laissent apparaître les visages. Choc. La fuite de 40 tonnes de gaz toxiques de l’usine de pesticides d’Union Carbide fait plus de 3000 morts la première nuit, bien plus par la suite (entre 20 000 et 25 000) et plus de 500 000 blessés et malades. «Trente ans après, Bhopal tue toujours», constatait l’envoyé spécial de Libération en 2014. Car la catastrophe industrielle la plus meurtrière de l’histoire a contaminé durablement les sols et la nappe phréatique.

L’Europe n’est pas en reste. La catastrophe de Seveso, en 1976, en Italie (un nuage de dioxine se répandant en Lombardie après l’explosion d’une usine chimique), bien que n’ayant pas fait de victimes humaines immédiates, a tant marqué les esprits qu’elle a donné son nom à la directive Seveso de 1982 et à tous les sites de production classés à risques. Le 27 juillet 1976, le journal écrit sur sa première page en gros caractères : «Un nuage toxique menace Milan». La presse italienne parle alors d’un «Vietnam» local et Libé suit l’affaire au quotidien, s’inquiétant ainsi, le 5 août : «Italie : le spectre des bébés monstres». Ce nom tristement célèbre de Seveso reviendra dans les pages du journal après la catastrophe de l’usine AZF (en 2001, à Toulouse, 31 morts et 2000 blessés) ou l’incendie de l’usine Lubrizol, à Rouen, en 2019. Là encore, Libération s’attache à revenir sur les lieux des années après, pour raconter, tenter de comprendre, mais aussi dénoncer. Quel point commun par exemple entre AZF (pour Azote Fertilisants) et l’explosion du port de Beyrouth, au Liban, en août 2020 ? Les engrais azotés de synthèse, drogue dure de l’agriculture industrielle, explique le journal en 2021. Quelles leçons ont été tirées de Lubrizol ? Aucune. Au contraire, les effectifs des inspecteurs des installations à risque continuent à fondre, alertions-nous fin 2022.

Dans la famille des pollutions «à grand spectacle» figurent aussi les marées noires. Au printemps 1978, le pétrolier américain Amoco Cadiz s’échoue à la pointe de la Bretagne et provoque l’une des pires catastrophes écologiques de l’histoire. Libé écrit alors : «De Brest à Saint-Brieuc, l’Amoco Cadiz recouvre la côte bretonne d’un linceul puant.» Suivront les naufrages de l’Exxon Valdez en Alaska en 1989, du Prestige en Galice en 2002 mais aussi de l’Erika, en 1999, à nouveau en Bretagne. A chaque fois, Libé est présent, sur le moment mais aussi dans la durée, pour déterminer l’ampleur des conséquences écologiques, suivre les procès. «Pour l’Erika, notre correspondant Pierre-Henri Allain a couvert l’événement sur la durée, se remémore Hélène Crié, journaliste en charge de l’Environnement de 1985 à 2000. Il faut dire que Dominique Voynet [alors ministre de l’Environnement, ndlr] n’avait pas bien pris la mesure de la catastrophe…»

Le journal s’est aussi mobilisé pour ces autres événements saisissants que sont les catastrophes nucléaires. «Le mensonge radioactif : le nuage de Tchernobyl a bien survolé une partie de l’Hexagone», titre le quotidien le 12 mai 1986, quinze jours après l’accident survenu en Ukraine, qui a secoué l’Europe et le monde. «Toute la rédaction fut mobilisée et Dominique Leglu, alors cheffe du service Sciences, a pris l’affaire en mains, se souvient Hélène Crié. Je me suis occupée de ce qui se passait en France. J’ai notamment beaucoup travaillé avec les scientifiques français qui ont révélé que le nuage ne s’était pas arrêté aux frontières…» En mars 1988, elle est envoyée à Tchernobyl observer l’ampleur de la catastrophe. «Nous étions une petite dizaine de journalistes français, les premiers journalistes européens à aller officiellement sur place, relate-t-elle. J’en garde une impression d’épouvante totale. On a vu des militaires, des gens de la centrale nucléaire à l’hôpital des grands brûlés à Moscou. C’est gravé dans ma mémoire. Toute la zone interdite de Tchernobyl était rasée, retournée, arrosée en permanence, de peur que les particules radioactives se remettent en suspension.» L’année 1986 est un tournant : «A la suite de la catastrophe de Tchernobyl mais aussi de l’explosion de l’usine chimique Sandoz à Schweizerhalle, en Suisse, Serge July décide de nommer une personne entièrement dédiée à l’environnement, synonyme à l’époque de catastrophes industrielles et de pollutions. Il m’a proposé de m’en occuper. Libération a été le second journal de la presse nationale à se doter d’une journaliste spécialisée sur le sujet, après le Monde. L’AFP a accompagné le mouvement.»

Au printemps 2011, c’est au tour de la centrale de Fukushima, au Japon, d’être ravagée par un séisme suivi d’un tsunami. Depuis, l’ombre de ce désastre plane toujours sur l’archipel nippon et Libération continue à le documenter, avec force reportages et décryptages. Tout en rappelant que chez nous non plus, l’énergie atomique n’est pas dénuée de risques, qu’il s’agisse des déchets ou du vieillissement des installations. «Il faut imaginer qu’un accident de type Fukushima puisse survenir en Europe», alertait ainsi dans nos pages en 2016 l’alors président de l’Autorité de sûreté nucléaire, Pierre-Franck Chevet.

Libération ne se contente pas de suivre «à chaud» les pollutions exceptionnelles. Car au-delà des événements stupéfiants, des drames ponctuels, ce qui menace surtout l’environnement et notre santé, ce sont les contaminations chroniques, sournoises, souvent bien plus dévastatrices. Comme les dégazages en mer, ces rejets volontaires et illégaux d’hydrocarbures par des navires. Ou le scandale de l’amiante : depuis les années 90, le sujet est régulièrement traité dans les pages de Libé par Jean-Claude Jaillette, Hélène Crié, Catherine Maussion, Eliane Patriarca, Eric Favereau, Tonino Serafini ou plus récemment Marie Piquemal. «Quand se décidera-t-on à tirer les leçons de la catastrophe sanitaire de l’amiante ? Classé cancérigène dès 1977, ce matériau a été utilisé massivement en France jusqu’à son interdiction en 1997. Bilan : 3 000 morts par an et 100 000 attendus d’ici à 2025», écrivait déjà Eliane Patriarca en 2005. Le dossier est loin d’être clos : en 2020, une enquête de Libé démontre que la majorité des établissements scolaires construits avant 1997 contiennent encore des fibres toxiques…

Car chaque année, les scandales de santé publique font des dizaines de milliers de morts en France. Victimes et associations accumulent les revers judiciaires, pointent l’inaction des gouvernements, et le crient haut et fort dans Libé. Fin 2017, le journal dénonce à la une «L’Etat toxique», pointant sa responsabilité tant pour l’amiante que pour les pesticides ou la pollution de l’air. Un sujet sur lequel, quelques mois plus tôt, Libé a révélé que le pneumologue Michel Aubier, qui minimisait partout dans les médias l’impact du diesel sur la santé, était en fait employé par le pétrolier Total depuis 1997. Ce qui a mènera à une première en France : la condamnation d’une personne pour «faux témoignage» devant la représentation nationale, Michel Aubier ayant déclaré en 2015 devant les sénateurs n’avoir «aucun lien d’intérêt avec les acteurs économiques».

Autre combat de plus en plus porté par Libé : les ravages de l’agriculture industrielle (engrais azotés, nitrates et algues vertes, pesticides…), tout en démontrant que les alternatives existent. «En 1987-1988, j’étais la première journaliste de presse nationale généraliste à parler des nitrates dans les eaux bretonnes, souligne Hélène Crié. Mais il a fallu attendre un mois avant que mon sujet soit publié…» Côté pesticides, le journal s’engage bien sûr dans le dossier des herbicides (comme le glyphosate, la substance active du Roundup de Bayer-Monsanto) et celui des insecticides (tels les néonicotinoïdes «tueurs d’abeilles»). Mais il a aussi lancé en 2018 celui sur les fongicides. Dans une tribune publiée en exclusivité, des médecins et chercheurs se sont alarmés pour la première fois publiquement de l’utilisation massive sur les cultures des SDHI (inhibiteurs de la succinate déshydrogénase). Omniprésents dans les assiettes et boissons, ces pesticides sont bel et bien toxiques pour les cellules humaines, rapportait Libé fin 2019.

A mesure que les preuves scientifiques s’accumulent, l’impact des pollutions sur la santé est de plus en plus présent à la une. C’est par exemple le cas d’une autre invention d’Homo Sapiens qui s’avère être une calamité : les Pfas. «Silence, on empoisonne», titrait Libé en juin 2020, pour rendre compte de la contamination inquiétante de la population par ces substances perfluorées présentes dans moult produits (vêtements «outdoor», meubles, poêles anti-adhésives, crème solaire, mousses anti-incendie…). Le sujet, aussi méconnu qu’explosif, est plus que jamais d’actualité, y compris en France, comme le démontrait Libération. Qui n’est pas prêt d’abandonner la cause écologique, devenue un axe central de sa ligne éditoriale.